Le Film de la Quinzaine / À la fois “moking of” d'un film qui n'existe pas, reportage sur une mutinerie, bacchanale diabolique au sein du plus déviant des arts, vivisection mutuelle d'egos et trauma physique pour son public, le nouveau Noé repousse les limites du cinéma. Une fois de plus.
Sur le plateau du film consacré la sorcellerie qu'elle dirige, Béatrice Dalle échange confessions et souvenirs avec Charlotte Gainsbourg, en attendant que le tournage reprenne. Le conflit larvé avec son producteur et son chef-opérateur va éclater au grand jour, déclenchant chaos et douleurs...
À peine une heure. Aux yeux du CNC — yeux qui lui cuiront lorsqu'il le visionnera —, Lux Æterna, n'est pas un long-métrage. La belle affaire ! Depuis presque trente ans qu'il malaxe le temps, l'inverse en spirale involutée, le taillade ou le démultiplie, Gaspar Noé a appris à le dilater pour en faire entrer davantage dans cinquante minutes. Il dote ainsi dès son ouverture Lux Æterna d'extensions cinématographiques, de “ridelles“ virtuelles, en piochant dans des œuvres antérieures ici convoquées visuellement pour créer un climat (Häxan de Benjamin Christensen, Jour de colère de Dreyer) ou verbalement par Dalle et Gainsbourg (La Sorcière de Bellochio pour l'une, les films de Lars von Trier pour l'autre). Ce faisant, il s'accapare en quelque sorte les images de ses prédécesseurs (et leur durée) à son profit.
Ce dialogue inaugural prenant la forme d'un échange plus que libre entre les deux comédiennes — on n'en attendait pas moins de Béatrice Dalle — sur leurs expériences, leurs déconvenues parfois, s'il participe d'un conditionnement au double sujet du film (la sorcellerie/les tournages), n'augure en rien du maelström que va devenir Lux Æterna. Fable psychédélique entre messe (en lumière) noire et cérémonie sacrificielle, le métafilm de Noé illustre dans toutes les dimensions l'impossible convergence entre une vision artistique et sa concrétisation par une équipe, une troupe, un ensemble. Seule contre tous, la réalisatrice tente d'imposer sa voix pourtant puissante avant de se faire débarquer par le pouvoir temporel (la production) puis spirituel. Car il se produit un événement dépassant l'explicable, un indicible qui a à voir avec le mystère de la création. Et qui rappelle la frénésie teintée d'onirisme fantastique entourant les répétitions théâtrales du Birdman de Alejandro González Iñárritu (2014).
Chaos règne !
En à peine une heure, donc, Noé va livrer un concentré magique de ce qui fait l'essence secrète d'un tournage (et qui, en définitive, n'est pas si loin du sentiment amoureux) : l'euphorie, la complicité, la duplicité, l'envie, la séduction, la trahison, le rire, l'angoisse, la perversité, la manipulation, l'imprévu, le profit, l'incompréhension... Bref, un catalogue de passions humaines comprimées dans un climax et s'achevant littéralement sur une petite mort oculaire. Un insoutenable orgasme de poésie écarlate stroboscopique et de sonorités vrillant les tympans, à déconseiller absolument aux épileptiques photosensibles, rappelant — en pire, en paroxystique — le finale d'Irréversible version normale.
Clairement placé sous le patronage artistique de devanciers qu'il prénomme au lieu de les nommer (Dreyer, Godard, Fassbinder...), scandé d'images et de citations, vrai faux-film schizoïde en split-screen intégrant un auto-making-off, règlement de compte avec les caprices des uns, l'orgueil des autres, les parasites de tout poil (solliciteurs de tout poil, journalistes hirsutes, producteurs, assistants incompétents), les traîtres entravant le déroulement de l'œuvre, Lux Æterna raconte aussi son accomplissement dans sa spontanéité mystique. Un objet hallucinatoire cathartique, une expérience immanquable qu'on brûle, autant que l'on redoute, de revoir...
★★★★☆ Un film de Gaspar Noé (Fr, 0h50) avec Béatrice Dalle, Charlotte Gainsbourg, Felix Maritaud...