Sophie Divry : cinq fois la fin du monde

Récit / Avec Cinq mains coupées, Sophie Divry délaisse un temps la fiction pour le récit, celui des cinq Français ayant perdu une main lors des manifestations de Gilets Jaunes. Un portrait collectif qui trace les contours de l'effrayante banalisation des violences policières.

« À l'époque, je ne connaissais pas le nom de toutes ces armes comme le LBD, je n'avais jamais vu de gaz lacrymogène ni quoi que ce soit. (...) Je ne m'attendais pas à tant de violences. Pour moi, jamais je pouvais perdre ma main. Pour moi au pire du pire, j'allais prendre un coup de matraque ou un flashball, et j'aurais un bleu. Pour moi, la journée allait bien se passer, j'en aurais mis ma main à couper ! » Ainsi l'un des cinq protagonistes de Cinq mains coupées introduit-il, non sans ironie, son récit.

Ces cinq-là sont les cinq Français dont une grenade GLI-F4 a arraché la main au cours des manifestations des Gilets Jaunes entre fin 2018 et début 2019. Aucun d'entre-eux ne partait en guerre, certains n'avaient même jamais manifesté, ils sont rentrés chez eux avec un membre en moins. Ainsi, la romancière Sophie Divry a-t-elle délaissé un temps la fiction pour laisser la parole à cinq destins ordinaires devenus tragiques de travailleurs ayant du mal à joindre les deux bouts et qui voulaient simplement le faire savoir. Des citoyens qui se sont pris de plein fouet la nouvelle doctrine d'un maintien de l'ordre à la française qui permet que l'on use pour cela d'armes de guerre mais refuse que l'on emploie les mots « violences policières ».

Suicide social

Or, les mots ont un sens même quand on ne veut pas les entendre et Sophie Divry a souhaité par ce livre redonner la parole à ceux qui sont victimes de ces violences et peut-être plus encore de son déni. Et bien sûr des conséquences de ceux-ci : médicales, professionnelles, amoureuses, psychologiques, financières, policières et judiciaires aussi, la liste est longue des avanies lorsque, au sens propre, on perd la main, jusqu'au « suicide social ».

La force de Cinq mains coupées est bien de n'avoir pas changé un mot des cinq témoignages recueillis, et par un savant montage, d'avoir fait sonner ces cinq voix comme un chœur antique. Car ces cinq-là ne forment qu'un seul, comme les cinq doigts d'une main, collective, invisible : celle du corps social. Avec en filigrane cette question qui traverse aussi le récent film de David Dufresne, Un pays qui se tient sage : « que va-t-il devenir de ce pays où on coupe des mains à des ouvriers et des étudiants ? ». Et où l'on s'en émeut moins que d'une statue brisée à l'Arc de Triomphe, symbole de la République. Quand bien même les citoyens, de cette République, seraient plus que les symboles.

Sophie Divry, Cinq mains coupées (Seuil)

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Jeudi 4 octobre 2018 Fut-elle élargie à l'Auvergne, rarement l'on aura vu dans la région une rentrée littéraire d'une telle densité, et d'une telle variété. Sélection des romans immanquables signés par des régionaux de l'étape qui sont bien plus que cela.
Mercredi 30 septembre 2015 Après s'être enfermée dans "La Condition Pavillonnaire", Sophie Divry sort du lotissement avec "Quand le diable sortit de la salle de bain", plongée auto-fictionnelle et méta-romanesque dans les méandres sans fin du chômage et de la langue – qui,...
Mardi 30 septembre 2014 Avec "La Condition Pavillonnaire", récit de la vie de M.A., enfant des Trente Glorieuses rongée par l'insatisfaction, Sophie Divry actualise dans un roman dense et inventif la figure iconique d'Emma Bovary. Et dresse en filigrane le constat d'échec...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X