Littérature / Dans une saison littéraire parcourue du frisson glacé du secret de famille, le Renaudot 2020 est venu couronner "Histoire du fils" de l'Auvergnate Marie-Hélène Lafon, l'une des plumes les plus subtilement acérées du paysage français. Un roman à tiroirs spatio-temporels dans lequel les soubresauts familiaux (dé)composent la déchirante tectonique d'une vie.
Le chauvinisme lyonno-rhonalpocentré étant ce qu'il est — toute personne ayant posé un pied à la gare de Perrache pour s'offrir un Twix à un distributeur en attendant que la chenille ne redémarre pouvant être certifié pur gone —, que n'a-t-on pas gagné avec la généreuse extension régionale à la riante Auvergne, outre un président de Région à la sauce lentille, s'entend ? Par exemple, une autrice dont les origines comme une grande partie de l'œuvre vont se nicher aux confins aurhalpins du Cantal — c'est quasiment à l'autre bout de la France et pourtant désormais, c'est ici.
Sans doute, peut-on dès lors s'enorgueillir sans vergogne de ce Renaudot tombé dans l'escarcelle de la dite Marie-Hélène Lafon, l'une des plus fines plumes hexagonales. Sans doute aussi, comme c'est souvent le cas avec les prix de prestige à la française, ce Renaudot 2020 vient-il couronner par le truchement de sa dernière production, une œuvre entière. Mais il ne sera pas dit que la providence — et accessoirement le jury qui la déclenche — a frappé au hasard. Et c'est peut-être aussi une tendance que vient couronner ce prix, laquelle aura émaillé quelques-uns des plus beaux romans de la dernière rentrée littéraire : le secret de famille et comment on vit avec autant qu'on en crève.
Le sujet qui fâche
Comme l'ont fait par ailleurs, dans des genres et des styles très différents, les dernières livraisons de Sarah Chiche (Saturne) et Camille de Toledo (Thésée, sa vie nouvelle qui, sans enlever aucun mérite à Hervé Le Tellier, a sans doute moins raté le Goncourt que le Goncourt ne l'a raté avec une inconscience qui forcerait presque le respect envers ces messieurs-dames sans doute perturbés par la fermeture de leur QG de chez Drouant et l'obligation d'avoir à se prononcer devant une webcam plutôt qu'au-dessus d'une queue de homard), Marie-Hélène Lafon s'est ici emparée, certes sans écho autobiographique, du sujet qui fâche.
Son Histoire du fils — à lire comme on déplierait à l'horizontale un arbre généalogique éparpillé façon puzzle et raturé par le goût plus ou moins conscient du secret — ce sont des histoires de famille qui n'en font qu'une et accouchent, plus que ses parents de sang, d'un fils : l'une de ces familles bâties sur un gouffre, l'un de ces hommes grandi au-dessus du vide primordial, celui qui prend toute la place : le père absent, inconnu, inexistant, le non-père au sens le plus strict car ignorant de l'existence d'un fils. Or, comme pour en appuyer la présence fantômatique, c'est pourtant l'absent que l'on évoque en premier, dès l'entame, à travers, sublime subtilité, un autre absent : l'absent de l'absent en quelque sorte, son jumeau si vivant, puis plus — manière d'explorer la manière dont un "banal" drame domestique peut balayer d'un effet papillon plusieurs générations d'hommes.
En moins de 200 pages et douze actes à la chronologie mélangée comme un jeu de cartes avant distribution, on parcourt un siècle (1908-2008) et les lieux abritant une tragédie éparpillée : Chanterelle, Aurillac, Figeac, Paris. Suivant l'histoire d'André, fils caché pour cacher le vice d'un amour interdit dont il serait le fruit trop défendu. André confié par sa mère Gabrielle, mère biologique dont les apparitions épisodiques soulignent surtout l'effacement, à sa tante Hélène et à son mari Léon, ce presque père qui prendra la place de l'abîme sans jamais remblayer tout à fait sous les pieds d'André.
« Mère à double fond »
André est-il d'ailleurs le seul fils du titre ou le titre recouvre-t-il aussi Antoine son fils à lui ? Car c'est Antoine qui mènera à terme la quête, timidement entamée par André, du père de son père : Paul, « l'homme qui bande » (expression que le prénom André illustre), « polygame fondamental notoire », « trop plein de lui-même » jouissant de la vie à l'inverse de son jumeau supplicié dans la petite enfance. Paul, 16 ans plus jeune que Gabrielle qui n'osera jamais évoquer sa grossesse à celui qu'elle a suivi à Paris sans pratiquement qu'il s'en aperçoive – alors la grossesse elle eut pu lui coller sous le nez qu'il ne l'aurait pas vue.
Dans cette histoire d'hommes, qui ne passe pas, Marie-Hélène Lafon ne déploie-t-elle pas avec subtilité et une multiplicité des points de vue, le rôle qu'y jouent les femmes ? C'est sur elles que s'appuient, que peuvent compter les hommes pour éponger les secrets et des douleurs sans nom ni visage : Hélène, tante et mère, Juliette, la femme d'André, toutes ces cousines qui font des sœurs si aimantes et autant de mères multiples.
Et puis Gabrielle qui, plus que toute autre, porte le poids originel, celui d'une passion contrariée avec Paul — rencontré en le soignant, elle infirmière, lui lycéen — qui, comme on contracte une maladie, lui fait « attraper un enfant, un garçon, sans père ». C'est aussi de cette vie de femme et « mère à double fond » toute entière contenue dans une météorique ivresse amoureuse, et détricotée par elle, abandonnée à « des précipités glacés de solitude », que le roman de Marie-Hélène Lafon est le nom. Sous le fils et son histoire, il y a tant de vies sédimentées.
Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils (Buchet Chastel)