Le désarroi des artistes dans des théâtres fermés

Théâtre / Lors du deuxième confinement, les théâtres ont pu rester ouverts — pour les artistes. Ces derniers ont occupé les plateaux pour répéter ce qui aurait dû se créer ces derniers mois. Comment traverse-t-on cette période qui ne dit pas sa fin ? Réponses avec les comédiens / metteurs en scène Philippe Caubère, Catherine Hargreaves et Laurent Ziserman.

Une deuxième annulation ? Et combien d’autres ? Catherine Hargreaves devait présenter son Happy Hours avec sa complice Adèle Gascuel en octobre. Puis mi-décembre. Elle-même s’embrouille dans les dates : tout se mêle, entre confinement à demi, couvre-feu à 20h, à 18h, réouverture avortée le 15 décembre... Au final, rien. « Je ne sais pas quoi penser. On ne sait plus, avec ma compagnie des Sept sœurs, comment axer le travail de production. On tourne en rond — alors je reste dans mon coin et j’écris ».

Elle devait partir en résidence d’écriture durant l’hiver 2020 en Angleterre. C’est sans cesse différé : « je pourrais y aller mais je serai enfermée dans un appartement. Or mon projet est basé sur la rencontre avec des gens. De plus, le Brexit influe sur nos capacités à renouveler des histoires » constate la Franco-Britannique qui refuse de se plaindre — sa compagnie étant subventionnée. Être empêchée de travailler ne la dissuade pas de s’investir auprès des étudiants de l’ENSATT qui « bossent, sont plein d’énergie, qui ont soif mais qui étouffent de ne plus avoir de source de spectacle, d’être en couvre-feu… ».

« Je n’ai pas le moral mais j’ai envie de me battre » dit-elle encore en ne sachant pas quand, comme tous ses acolytes, elle reverra son public. Alors, comme avant la crise sanitaire, mais avec plus de temps, elle poursuit les maraudes à Saint-Denis auprès des migrants dispersés qu’elle peine à retrouver pour leur apporter des repas car, pour fuir la police, ils n’hésitent plus à traverser un périphérique. « Ne vaut-il pas mieux se concentrer sur cela, cette police qui ne se cache même plus de ce qu’elle est ? En même temps, j’ai besoin de voir le public et des artistes. Mais où les rencontrer ? ».

Comment répéter ?

Laurent Ziserman a eu le sentiment de rencontrer son public même dans un théâtre fermé. Sa variation sur À nos amours de Maurice Pialat devait être créée au Théâtre des Célestins en janvier. Bien sûr, cela est repoussé — à mars 2022. Le spectacle a été présenté durant quatre après-midis, devant un public très restreint, mais avec des professionnels (de futurs potentiels diffuseurs, quelques journalistes) ; et des ados du lycée Saint-Exupéry qui ont participé, au cours de six mois d’atelier, au film présenté dans la pièce. Pour le metteur en scène, de quoi faire face à un parterre hétéroclite. « Sans ces regards, le spectacle serait encore à naître, dans les limbes ; je n’ai cessé de ressentir la chance qu’on a eu. C’est un loto depuis mars et à chaque fois on a eu le bon numéro : aucune résidence annulée, on a pu répéter dans des conditions normales (avec masques dans les couloirs) cet été au Théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie, au théâtre de l’Oulle à Avignon en décembre — où on pu présenter un bout-à-bout devant une quinzaine de personnes. Et puis ici aux Célestins : on a cette chance que les théâtres puissent accueillir des artistes au travail. »

Aucune frustration grâce à ces moments partagés mais « quand Pierre-Yves Lenoir m’a annoncé que c’était reporté et qu’on jouerait en 2022, j’ai eu l’impression que c’était à perpet’ mais en fait non. Je vais mettre ce spectacle durant un an au congélateur, retravailler par endroits peut-être, notamment mettre des traces de la première partie dans ce qui explose dans la seconde. »

Comédien de métier, Laurent Ziserman n’est qu’épisodiquement metteur en scène — son précédent spectacle à cette place remonte à 2015. « D’ici l’an prochain, je vais me concentrer sur l’enseignement au CRR et mes interventions à l’ENSATT, c’est devenu essentiel. »

L’embouteillage annoncé dans les programmations futures se concrétise déjà : des tutelles demandent des lettres d’engagement aux théâtres pour accueillir les nouvelles pièces soumises aux aides aux projets. Lesquels ne peuvent fournir ces engagements, empêtrés dans cet engorgement de dates sans cesse différées...

Devant qui se produire ?

Dans un autre lieu, la Comédie Odéon que dirige Julien Poncet, pas de séances dédiées aux professionnels — il a essayé mais ne peut plus aujourd’hui financer de répétitions et cet entre-soi lui est « insupportable ». Nul ne connait la date de réouverture, mais il souhaite que l’État prévoit un scénario d’accompagnement des lieux comme le sien jusqu’en septembre : si tout rouvre en avril, il sait et comprend que les terrasses seront plébiscitées, a contrario des lieux culturels.

Quand le deuxième confinement est arrivé, c’est Philippe Caubère qui présentait son dytique sur Les Lettres de mon moulin à la Comédie Odéon. Il lui restait trois soirs à jouer. Il dit avoir été « désarçonné. J’ai tiré partie du premier car, pendant cinq à six mois, j’ai mémorisé ces textes. Et je n’ai plus besoin d’y revenir car c’est imprimé en moi — j’avais déjà fait une cinquantaine de dates en 2020 — mais il me faut la peur du public pour que ça s’imprime totalement. »

Alternant entre privé et public, le comédien affirme que moralement c’est aussi dur pour l’un comme pour l’autre ; mais il sait les réalités du privé car, malgré sa subvention du ministère de la Culture, il a contracté avec sa société de production un prêt garanti par l’État. « Le privé n’a pas la sécurité de ses abonnés, il faut vendre des billets, mais les théâtres publics sont tenus par la logistique des programmations calées très amont, je ne sais pas comment ils font. »

De son côté, les dates sont repoussées. Il devrait faire la réouverture du théâtre de la Comédie Odéon dès que ce sera possible — « je suis prêt à jouer et le public aussi ». Mais, dit-il, « j’ai un gros doute sur la nécessité de fermer les théâtres, il n’y a pas eu un seul cas de contamination avéré, on a l’impression que c’est une décision politique de vouloir mettre tout le monde à la même enseigne. Les théâtres ne brassent pas des foules énormes, moins que n’importe quel magasin. Il n’y a pas de raison impérieuse de fermer ces lieux, sinon la règle générale pour ne pas éveiller la jalousie des autres. Ça pose question. » L’aspect positif de ces restrictions est, constate-t-il, que « jamais autant de gens "du peuple" si j’ose dire ont pris en compte la souffrance des artistes ». Il a reçu de nombreux témoignages en ce sens « y compris de ceux qui ne viennent jamais au théâtre. Ça me touche beaucoup car ça signifie que nous ne sommes pas à leurs yeux des privilégiés » conclue-t-il, en n’étant pas replié sur sa seule profession. « On ne peut pas ignorer notamment la situation effrayante de la jeunesse. »

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