Barthélemy Thimonnier, inventeur de la machine à coudre, au coeur du nouveau roman de Yamina Benahmed Daho

Yamina Benahmed Daho

Librairie Descours

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Littérature / Dans son nouveau roman, "À la machine", Yamina Benahmed Daho retrace la vie, au XIXe siècle, du rhodanien Barthélemy Thimonnier. Où il est autant question du parcours rude de l’inventeur de la machine à coudre que du mécanisme sociétal qui l’a laissé dans la misère. Ceci n’est pas sans rapport avec aujourd’hui.

15 novembre 1855, Barthélemy Thimonnier est officiellement reconnu inventeur de la machine à coudre lors de l’exposition universelle de Paris, mais l’américaine Singer, plus simple d’utilisation, fera les beaux jours des femmes (surtout elles…) jusqu’à maintenant, encore. Jamais le tailleur n’améliorera sa condition avec ce qu’il a maturé et imaginé. Miséreux, il devra même finir par vendre en pièces détachées les éléments de son engin pour se nourrir. Oui, nous sommes parfois chez Zola. La condition ouvrière est d’une extrême dureté et, passée au tamis de l’écriture très précise de Yamina Benahmed Daho, il en résulte des données chiffrées fondamentales : déjà, Paris « est une ville indécemment chère », il faut seize heures de train pour rallier Lyon à la capitale, l’enterrement de la grand-mère « est privé des apparats que l’industrie de la marbrerie vend à un prix insensé », le tarif du ticket à l’entrée d’un grand salon est variable selon l’acheteur pour éviter que les classes sociales ne se mélangent…

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Le concret vaut mieux que de longs discours — la concision de ce roman de 176 pages en atteste. Mais Barthélemy Thimonnier, en tant qu’inventeur, n’est plus vraiment un ouvrier ni un industriel. Et pire qu’appartenir à une classe inférieure, il y a "n’appartenir à aucune". Alors, lorsque les tisseurs, notamment à Lyon, se révoltent contre cette machine « immorale » qui leur vole des clients, Thimonnier est acculé, invectivé. Jamais pourtant il n’a réfuté ce monde d’où il vient et a compris très tôt — (« un petit tailleur ce n’est pas naïf ») — que les ingénieurs auxquels il n’a pas eu d’autre choix que de s’associer pour pouvoir fabriquer en nombre son invention, allaient lui dérober ses années de travail et de conception, « la raison du plus fort étant toujours la meilleure ». « En partageant son invention, elle ne lui appartient plus tout à fait ».

Le bruit des outils

Né à L’Arbresle en 1793, il mourra dans ce même département du Rhône en 1857 à Amplepluis où Yamina Benahmed Daho a pu effectuer une résidence d’écriture (là-bas lui est consacré un musée). Entre temps, il aura fait escale à Saint-Étienne, Paris, Villefranche-sur-Saône, et même Londres et Manchester pour promouvoir sa seconde invention brevetée en 1847, le couso-brodeur. Autant de chapitres pour l’autrice qui, là encore, ancre son récit dans le réel, faisant émerger l’épouse, Madeleine, et leur fils unique, Étienne, parti combattre à la guerre de Crimée (poignantes évocations du froid et de la faim), puisque « jeune et pauvre, il n’a pas pu se soustraire au service militaire pour lequel il a été payé par une famille aisée qui a demandé le remplacement de son fils ». L’autrice traquerait-elle trop les difficultés de cette famille qui jamais ne peut respirer ni choisir ? Non. Simplement, elle l’observe et témoigne sans héroïsation ni romantisme de ce qui se met alors en œuvre : comment le capitalisme naissant dans ce siècle industriel étouffe ceux qui tentent de mettre leur intelligence (ici cette invention) au service de tous. Immuablement, il y a celles et ceux qui s’épuisent sur leurs machines et les autres.

C’est suivant ce fil qu’elle fait des inserts biographiques, et à la première personne, se remémorant à quel point la machine à coudre de sa mère (à qui elle dédie ce roman) a été au cœur de son enfance avec ses sœurs. Une Singer bien sûr car celle de Thimonnier n’a jamais vraiment servi (elle permet de coudre 300 points par minute, trois fois moins que celle du mécanicien d’Outre-Atlantique mi-XIXe) rapatriée avec elle d’Algérie ; valise précieuse qui, en France, ne sera jamais dans son coffret tant elle sert quotidiennement — dimanches exceptés.

Plus tard, l’autrice apprendra les gestes, les partagera une unique fois avec sa mère. Elle replace la pratique dans un contexte plus global : le DIY ? Une « injonction manageriale » qu’elle expérimente en atelier de couture et qu’elle fustige « poussant chacun à se débrouiller seul, se démerder pour réparer son lavabo, monter une cabine de douche, coudre des masques, accueillir des migrants, financer la recherche sur le cancer, nourrir les pauvres, trouver un logement. Se démerder pour s’habituer aux politiques de renoncements aux financements publics ». Jugement sévère sur des pratiques qui, individuellement, peuvent relever du loisir, et même du plaisir, mais qui érigées en modèle systématique, sont aussi la traduction politique d’une époque peu amène.

La déflagration du pouvoir

En retraçant la vie de ce tailleur-inventeur, Yamina Benahmed Daho tisse à nouveau solidement les implications des décisions politiques sur des histoires personnelles (De mémoire, dans un registre très intime en était une implacable démonstration). Que ce soit aux XIXe, XXe ou XXIe siècles, des rebonds se font aisément. Ainsi fait-elle de ceux qui se tuaient (au sens strict) à la tâche pour édifier la serre de la première expo universelle, les ancêtres de ceux qui meurent de bâtir un stade dans le désert (6500 travailleurs migrants sont morts au Qatar depuis l’attribution du Mondial de foot !), les citoyens « frappés comme des bêtes par des gardes armés de baïonnettes » sont les cousins de ceux qui ont perdu une main ou un œil par des forces soi-disant de l’ordre ces dernières années. Barthélemy Thimonnier n’aurait peut-être pas été plus chanceux aujourd’hui. C’est peu dire que le constat est amer.

Yamina Benahmed Daho, À la machine (Gallimard / L’Arbalète, 18€)
À la librairie Descours le samedi 27 mars à 16h

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