"La Voix Humaine - The Human Voice" de Pedro Almodóvar : quitte mains libres

Cinéma / Présenté hors compétition à la dernière Mostra de Venise et en première française en clôture du Festival Lumière 2020, le nouveau Almodóvar tient à la fois du renouvellement et de la synthèse en un court-métrage. Exclusivement en DVD ou VOD à partir du 19 mars.  

C’est un classique bientôt centenaire, pensé pour la scène par Cocteau, et depuis à de nombreuses reprises déjà transposé au cinéma, plus ou moins directement — par Pedro Almodóvar notamment, deux fois (dans La Loi du Désir et Femmes au bord de la crise de nerf). Racontant la consommation d’une rupture amoureuse via le monologue téléphonique de l’abandonnée, La Voix Humaine se révèle tout autant un texte dramatique que conceptuel du début de l’âge du virtuel — invisible et inaudible, le correspondant masculin dématérialisé étant supposé synchrone.

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Un ovni de luxe dans le ciel du court-métrage, et une parenthèse pour Pedro Almodóvar qui s’essaie pour la première fois à la langue anglaise en confiant à Tilda Swinton ce rôle-trophée de victime superbe, jadis échu à Anna Magnani à l’écran ou Simone Signoret (sur disque). Naturellement, le cinéaste madrilène effectue de la pièce sa relecture contemporaine — le terme mérite d’être “bémolisé”, puisque l’inscription dans l’aujourd’hui chez Almodóvar s’accommode d’une furieuse appétence pour les vestiges d’hier.

Théâtre filmé, film théâtralisé ?

La relecture sous-entend de rendre l’intrigue adéquate avec les mœurs de la société du XXIe siècle (en l’occurrence, ripoliner le personnage principal qui n’est plus ici une victime recroquevillée sur sa douleur, mais une femme regagnant son indépendance et sa dignité après un chagrin d’amour), et habiller l’espace aux tonalités chromatiques ou musicales d’Almodóvar. Le décor, élégamment meublé de babioles aux marques cadrées pour être bien lisibles, hurle comme à l’accoutumée ses couleurs vives ; la bande originale se veut un pot-pourri de partitions d’Alberto Iglesias empruntées à leurs collaborations précédentes. Nous sommes donc chez Pedro… mais aussi dans l’univers de Cocteau et du simulacre théâtral, puisque ce “décor” en est un, au sens premier du terme. Mis à part un prologue donnant une tonalité de thriller baroque, l’essentiel se déroule sur un plateau reconstituant un appartement — une scène de ménage, en quelque sorte. Cette coprésence du théâtre et du cinéma figure (et renforce) l’effet de dissociation intérieure ressenti par le personnage perdu dans son soliloque. Le choix de Tilda Swinton, au jeu souvent glacial et à la constance hiératique en dépit de ses métamorphoses, apporte un décalage supplémentaire, vecteur d’un trouble inconscient et somme toute bénéfique : le fait qu’elle induise une translation linguistique de l’espagnol vers l’anglais, crée une rupture en forme de distorsion.

Silencio !

Plus long que La Voix humaine, le bonus de l’édition DVD (Pathé) prend par une amusante ironie, dans sa forme et son contenu, le contrepied du film. Il consiste en effet en un enregistrement d’une vidéo-conversation (Covid-19 oblige) à trois participants : le réalisateur et son interprète interrogés par le journaliste Mark Kermode. Et ici, non seulement deux protagonistes du film sont simultanément visibles, mais loin d’entériner leur rupture post-tournage, promettent solennellement de se retrouver pour un long — Pedro révèle à Tilda qu’il a d’ailleurs avancé sur l’écriture d’un personnage inspiré de sa personne et prénommé Matilda. Et si l’on fait abstraction des habituels déclarations d’admiration mutuelles et superlatives emballant chaque échange comme du papier de soie des escarpins de luxe, la conversation offre davantage des confirmations à des intuitions lors de la projection qu’un trousseau de clefs pour ouvrir les verrous almodovariens — l’œuvre conserve ses énigmes. Et une forme de silence malgré leurs paroles…

★★★☆☆ La Voix Humaine - The Human Voice
Un film de Pedro Almodóvar (Esp-Fr, 0h29) avec Tilda Swinton

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