À mouche que veux-tu : "Mandibules" de Quentin Dupieux

Mandibules
De Quentin Dupieux (Fr, 1h17) avec David Marsais, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos

Comédie surréaliste / À force de tourner autour de récits kafkaïens ou de métamorphoses, il était fatal que Quentin Dupieux aboutisse à une histoire d’insecte géant. Réunissant un aréopage de comédiens de haut vol (dont une Adèle… battante), "Mandibules" fait à nouveau mouche.

Semi-clochard et 100% benêt, Manu a été choisi pour livrer une mystérieuse mallette. Comme il lui faut une voiture, il en fauche une, embarquant au passage son pote Jean-Gab, aussi éveillé que lui. Mais en découvrant à son bord une mouche géante, ils décident de changer leurs plans et de l’apprivoiser…

à lire aussi : Quentin Dupieux, artiste hors-la-loi

Voici presque deux décennies que le musicien Quentin Dupieux a débuté sa diversification sur les plateaux de tournage. D’abord annexe, l’activité semble aujourd’hui prendre le pas sur toutes les autres ; et saisi par une fièvre créatrice, le prolifique réalisateur a même accéléré sa production puisqu’il dévoile désormais tous les ans une nouvelle facette de son cosmos. Entre ses longs-métrages, les liens de consanguinité s’avèrent manifestes — une revendication d’appartenir à une famille très singulière —, chaque opus s’affranchit cependant du précédent par un léger décalage : comme un saut de puce évolutif dans l'embryogénèse de leur structure narrative.

Parti du magma abstrait de Nonfilm (2001), passé par le non-sens, l’intrication de l’absurde onirique ou cauchemardesque avec le niveau zéro de l’ordinaire (Rubber, Wrong, Réalité, Au poste !), Dupieux n’a certes pas abandonné le recours au surréalisme. Mais depuis Le Daim, celui-ci n’est plus “irruptif”, ni disséminé ici ou là ; au contraire tend-il à se rapprocher au plus prêt du réel, au point de se confondre quasiment avec lui : ce qui les sépare étant de l’ordre d’un “inframince”, comme le définit Marcel Duchamp. Un impalpable, imperceptible, et cependant suffisamment signifiant pour basculer le récit hors le réel. Dans Mandibules, le battement d’ailes d’une mouche géante provoque ainsi un ouragan narratif à l’autre bout dudit réel.

à lire aussi : L'Institut Lumière, de Kiarostami à Spike Lee

Dumbs et diptère

Dupieux appréhende donc ici le réel de manière fidèle (ou frontale), autour d’un grain de sable que son film, à la manière d’une huître perlière, va uniformément recouvrir d’une nacre cosmétique pour en faire oublier l’origine exogène et l’assimiler dans la normalité. La victoire du banal sur l’extraordinaire — constituant paradoxalement pour le spectateur un événement extraordinaire — se transpose également dans l’enchaînement des rebondissements. Film dont les héros ont une conscience d’enfants poissons rouges ainsi qu'une absence de capacité de projection, Mandibules s’installe dans un présent perpétuel. Et l’épuisement d’un tableau, d’un décor, d’une situation, d’un personnage entraîne le passage au suivant, sans remords ni atermoiement.

À l’image (somptueuse, d’ailleurs, dans son rendu velouté), les deux compères du Palmashow succèdent à Éric & Ramzy pour livrer ce que l’on peut attendre d’un duo naïf de buddy movie : une indéfectible complémentarité, sans malice aucune. Un sacré boulot, car ce ne doit pas être aisé de rester ainsi sans dévier sur le fil d’une candeur au front de taureau. Mais leur prestation est surclassée par celle d’Adèle Exarchopoulos, bien davantage inattendue dans ce registre de comédie. Interprétant un personnage légèrement affecté par un trouble de comportement, elle crée un mélange de gêne et de burlesque équivalent à un cocktail acide nitrique-toluène auquel un chien servira de détonateur — oui, comme ça, ça a l’air peu compréhensible, mais moins l’on en sait avant de le voir, plus on apprécie. Dans un horizon libre de tout Tuche, Mandibules pourrait devenir la comédie de Noël 2020 ; une manière pas piquée des vers de finir une année battant de l’aile…

Mandibules
★★★★☆ Un film de Quentin Dupieux (Fr, 1h17) avec David Marsais, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 18 juin 2019 Revenant de quelques infortunes artistiques, Jean Dujardin se prend une belle veste (au sens propre) taillée sur mesure par Quentin Dupieux en campant un monomaniaque du cuir suédé. Un conte étrange et intriguant totalement à sa place à la Quinzaine...
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux, s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jarmusch, Sibyl était LE film de vampires en...
Mardi 3 juillet 2018 Si le script de "Garde à vue" avait eu un enfant avec le scénario de "Inception", il aurait sans doute le visage de "Au poste !", cauchemar policier qui commence par un concert et s’achève par un éternel recommencement. Du bon Quentin Dupieux avec...
Mardi 28 mars 2017 De l’enfance à l’âge adulte, le portrait chinois d’une femme jamais identique et cependant toujours la même, d’un traumatisme initial à un déchirement volontaire. Une œuvre d’amour, de vengeance et d’injustices servie par un quatuor de comédiennes...
Mardi 12 janvier 2016 De Marion Vernoux (Fr, 1h35) avec Grégoire Ludig, Virginie Efira, Géraldine Nakache…
Mardi 17 février 2015 Un caméraman qui veut tourner son premier film d’horreur, un producteur instable, un animateur atteint d’un eczéma imaginaire, une petite fille nommée Réalité… Avec ce film somme et labyrinthique, aussi drôle que fascinant, Quentin Dupieux propulse...
Mardi 18 mars 2014 Que ce soit au cinéma avec "Wrong cops", sa nouvelle folie, ou dans la musique électronique en tant que Mr Oizo, Quentin Dupieux confirme qu’il est désormais une figure incontournable et en même temps insituable, ne répondant qu’à une seule loi : la...
Mardi 18 mars 2014 Avoir une double vie, de nos jours, n’a rien d’extraordinaire. Et si avant on trompait sa femme, c’est surtout la routine que l’on cherche à tromper (...)
Mercredi 2 octobre 2013 Pendant solaire de son précédent "Vénus Noire", "La Vie d’Adèle" est pour Abdellatif Kechiche l’opportunité de faire se rencontrer son sens du naturalisme avec un matériau romanesque qui emmène son cinéma vers de nouveaux horizons poétiques. Ce...
Mercredi 29 août 2012 Quentin Dupieux a de la suite dans les idées : après "Steak" et "Rubber", "Wrong" poursuit son exploration d’un univers absurde dont il invente, avec le plus grand sérieux, les règles délirantes, tout en creusant une vraie vision du monde moderne....
Jeudi 4 novembre 2010 De Quentin Dupieux (Fr, 1h25) avec Stephen Spinella, Roxane Mesquida…

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X