100 ans de la radio : « je n'ai jamais parlé dans un micro de ma vie »

Médias / Hommes de radio, pirates des ondes, doux dingues ayant senti le vent tourner à l’aube des années 80 quand Mitterrand élu s’apprêtait à libérer les fréquences : Serge Boissat et Christophe Mahé ont tous deux vécu pied au plancher l’époque baptisée "radios libres". Ils ne se parlaient pas, n’avaient rien à fricoter ensemble, l’un doit son succès aux cocos, l’autre ses débuts à Chirac. Mais ils partagent ce même amour inconditionnel d’un média qui a marqué des générations : la radio. Et sont les deux faces d’une même pièce ayant fait vibrer les ondes lyonnaises des 80’s. Au micro, les deux protagonistes de cette fabuleuse histoire : Serge Boissat, dictateur de la cultissime Radio Bellevue, décédé durant l’été 2018, et Christophe Mahé, entrepreneur à succès et patron de Espace Group. Ce sont les 100 ans de la radio : pump up the volume !

Serge Boissat : My name is Serge Boissat. 1973, j’ouvre ma boutique Bouldingue. 1975, mon frère et trois potes montent une structure nommée Veronica. Plein de petits concerts sont organisés, des trucs de rock progressif comme Van Der Graaf Generator ou Caravan. Et les Rolling Stones au Palais des Sports. À un moment, ils ont trop grossi. Jean-Pierre Pommier démarrait, en tant que banquier il a commencé à financer un concert ou deux. Pommier, il a plein de défauts, il m’horripile des fois, même tout le temps… Sauf quand il est bourré. Lui venait de faire Kevin Ayers, bien dans le même style que ce que faisait Veronica. Donc, ils se sont associés. Et ils ont ouvert le Rock’n’Roll Mops. J’y ai passé deux mois et demi.

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Le Rock’n’Roll Mops, c’est le début de la légende. On a fait des concerts tous les soirs, on s’est fait fermer au bout d’un mois pour tapage nocturne. On nous a mis le feu pendant un concert de Higelin. Avec toutes les issues de secours fermées avec des chaînes, qu’on avait mises car on s’attendait à une embrouille — pas une idée terrible… On a failli cramer bien comme il faut. Ceux qui ont mis le feu : une bande de petits joueurs de la Guillotière qui nous en voulaient. Ils sont venus, ont vidé les bagnoles devant, lancé des cocktails molotov dans le hall qui ressemblait à un vieux cinéma. C’était plein à craquer dedans ! L’un de nous est monté sur le toit, a sauté sur celui d’à côté pour aller chercher les flics. Qui sont venus. On a su après que des promoteurs immobiliers payaient ces mecs pour récupérer nos locaux. On a construit ensuite un second Rock’n’Roll Mops, mais on n’a même pas eu le temps de le finir : ils nous ont refait le même coup.

Ça a duré deux mois, mais ça a été fondateur : 60 concerts. Quand ça a coulé, pour le final, on a organisé le premier concert de rock à Fourvière, celui où Marie & les Garçons prennent des canettes sur scène. Puis un second l’année suivante.

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En 1977, sur le toit du Mops, des mecs de Saint-Étienne ont lancé une radio 100% pirate : quatre jours durant, que de la musique. 1978, je monte une revue de bande dessinée : je sors deux numéros. Pour le numéro 3, on n’a plus une tune, on a fait les cons avec le 2, on l’avait mis chez les NMPP en distribution… Au même moment, des mecs à la Croix-Rousse font une revue qui s’appelle Faits Divers System : les gens qui vont faire Frigo. Par un ami commun, on publie toutes les bandes dessinées qui étaient prêtes dans Faits Divers Sytem, c’est leur dernier numéro aussi. Là, calme plat.

Christophe Mahé : Je faisais de la politique en 1980. J’avais créé une structure avec un projet de radio positionné sur ce que je faisais : j’étais au RPR. Mes parents n’étaient pas du tout là-dedans, ma mère était standardiste. Moi j’étais devenu fou amoureux de Chirac. Un copain m’avait emmené voir Chirac, je devais avoir 16 ans : c’était parti. Mais j’aurais rencontré Georges Marchais ce jour-là, je crois que j’aurais été communiste…

Serge Boissat : Début 1981, Frigo se monte. J’ai pas vraiment de contacts avec eux. Avant l’élection de Mitterrand, Jean-Claude Chuzeville a l’idée de monter une radio pirate — en prévision de la victoire de la gauche et de la libération éventuelle des ondes. Il présente l’idée à Frigo, tout le monde est OK, ils se démerdent pour acheter un émetteur en Italie. Chuzeville a emprunté des ronds à un copain. On était les seuls, avec une antenne de dix mètres sur le toit à la Guillotière. Ça émettait vraiment bien : on allait jusqu’à Valence, même à Genève. Il n’y a que Vienne où l’on n’allait pas ! Le 4 juillet 1981, on a ouvert l’antenne. Mitterrand avait été élu. Pirates !

Christophe Mahé : La gauche a fait ma fortune ! C’est de l’humour... mais c’est Mitterrand qui a libéré les fréquences. C’était ma passion, la radio, déjà à quinze ans. En n’ayant jamais parlé dans un micro de ma vie. Encore aujourd’hui ! C’était un fantasme, je trouvais beau de pouvoir s’adresser aux gens. J’écoutais RMC : je suis Niçois. Jean-Pierre Foucault ! Et je suis toujours passionné par ce média.

Serge Boissat : Le lendemain du démarrage, le 5 juillet, j’embauche un mec que je déteste, mais que je trouve génial. On fait deux mois, juillet et août, à deux. Frigo était d’accord pour que ce soit moi qui dirige l’antenne. Avec ma discothèque, j’avais 24 000 disques : un bon début pour une radio. Collection personnelle. Les premiers jours, brouillage absolu. La semaine suivante, Radio Contact démarre. Là, ils ont commencé à nous brouiller une minute chacun : on avait l’impression qu’un mec tournait le bouton. Au bout de cinq jours, une heure chacun. On était à la villa, on montait, on mettait un disque, quand il était fini on tournait la face, on descendait dans le jardin. Juste les disques. Pas de micro, mais une platine vinyle de salon : pratique pour faire DJ ! Et une platine cassette.

Au bout de quinze jours, on a été brouillés un jour sur deux. Là, on a commencé à faire de vraies émissions. Quand je dis DJ, c’est à l’ancienne : passer des disques, les présenter. Pas faire des mixes. Au bout d’un mois et demi, on a acheté un micro, j’ai mis une semaine pour pouvoir dire « Radio Bellevue il est telle heure ». Bizarrement, je parle beaucoup, mais devant un mur c’est l’horreur pour moi ! J’étais incapable de parler au début : je montais le potard, et je le descendais en lançant le disque sans rien dire… La légalisation, c’était en octobre. Rapide et facile. D’un coup, toutes les radios libres qui avaient déjà une fréquence n’étaient plus pirates.

Douce France

Christophe Mahé : Je crée ma petite radio avec des copains. Eux faisaient des études, moi j’ai quitté l’école très tôt. Je n’ai pas de bac, rien du tout. En 1981, on diffuse et on est toléré. La Haute Autorité de la communication audiovisuelle (l’ancêtre du CSA) n’avait rien trouvé de mieux que de nous marier avec une radio d’extrême gauche : Radio Léon. On partageait la fréquence ! Avec nous, la radio du RPR, enfin les gamins de droite que nous étions ; le Front National n’existait pas, donc les chiraquiens c’était presque Hitler à l’époque... Mes copains partent, poursuivent leurs études. Je continue notre radio. Mon émetteur était à La Duchère. Il a été saisi par Fennec, le procureur. J’ai cru en sortant de son bureau que j’allais me suicider. Je me demandais si je devais me jeter dans la Saône, je croyais que c’était la fin pour moi, quand mes parents allaient l’apprendre… Il avait saisi les émetteurs illégaux.

Serge Boissat : Le concept s’est construit tout seul. À partir du moment où on a été brouillés un jour sur deux, des gens ont commencé à nous capter. Le bouche à oreille a fonctionné. Ni pub, ni stickers ! Début septembre, on a commencé à venir me voir : Robert Lapassade était le premier. Je le connaissais depuis un bon moment, je l’ai embauché. J’ai commencé à faire une grille tout seul, j’étais pas vraiment dictateur mais… je décidais tout. Le chef ! J’ai embauché tout le monde, monté la grille petit à petit. Je voulais que ça tourne 24h/24h en live. Une obligation ! Pas facile tout le temps. Une fois, j’ai fait 72 heures d’antenne seul : c’était Noël, tout le monde était en famille. Un auditeur m’a réveillé, je ronflais dans le micro avec le bruit du disque qui tournait… Le vrai concept : complètement libres ! On évite la politique, à part ça, faites ce que vous voulez. Une fois que les mecs étaient embauchés, ils trouvaient leur titre d’émission. Je leur demandais de faire une petite présentation sur cassette, je me foutais du son : je choisissais sur le style de musique et leur façon d’enchaîner les morceaux.

Christophe Mahé : En 1982, il y a l’appel à candidatures. J’ai l’idée de déposer un dossier de musique classique : Classique FM. Ça a mis un an avant d’être autorisé, à ma grande surprise car je ne connaissais personne. Un concours de circonstances invraisemblable : j’ai la fréquence. C’est ma mère qui découvre dans le journal les radios autorisées. J’avais monté une association, mon dossier c’était deux pages : « ce serait bien qu’il y ait une radio classique à Lyon ». Je me retrouve avec une puissance de 10kW à Lyon. Je rencontre Guy Moïse, il faisait de l’info et m’a accompagné sur ce dossier : c’est comme ça que j’ai monté le réseau Classique. Je l’ai revendu en 1999, c’est LVMH qui l’a maintenant.

Serge Boissat : On passait absolument de tout. Le classique étant un peu oublié au début. Là, on a commencé à mousser à Lyon. On s’est retrouvé avec 100 000 auditeurs et Bellevue, c’est devenu un peu mythique. J’avais embauché un mec de la FNAC en allant le voir au magasin, il était à Canut ou un truc comme ça avant : lui proposer de bosser à Bellevue, c’était le Graal ! Moi, j’en revenais pas. Ça avançait tout seul.

Christophe Mahé : Je n’avais pas un centime pour monter Classique FM, pas de fonds. J’avais des contrats CES et CEC et une platine Denon multilaser, des CDs avec les vingt meilleurs morceaux de musique classique. Toute la journée, les gens écoutaient Les 4 Saisons de Vivaldi et la Cinquième de Beethoven. France Musique faisait à l’époque 0, 6 ou 0, 8 points d’audience, moi au bout d’un an je faisais 3 points à Lyon ! Tout le monde écoutait : ce n’était que des tubes.

Serge Boissat : Une émission dont j’étais particulièrement content : musique médiévale chinoise, tout en chinois. Pendant un an. Ce genre de truc était complètement autorisé. Il m’est arrivé de passer quatre heures de Crass d’affilée pendant une après-midi. Crass de quatorze heures à dix-huit heures, c’est pas facile pour l’auditeur ! Faut s’accrocher.

Christophe Mahé : J’ai toujours thématisé mes radios. En partant du principe que je n’avais pas des moyens colossaux comme le groupe Lagardère, donc je thématisais, comme ça les gens savaient rapidement à quoi s’attendre.

Serge Boissat : Des génériques, y’en avait des vraiment soignés. Le mien, c’était le Kazoo Orchestra : quarante mecs qui jouent du kazoo en faisant des reprises. Mon générique, c’était leur reprise de Whole Lotta Love… Inaudible ! Et ça dure cinq minutes… Le matin, Georges Collange faisait du rockabilly, c’était le gros spécialiste à Lyon.

Le champagne de Gérard Collomb

Christophe Mahé : C’est la radio qui me passionne. Pas la musique. J’aime la musique, j’en écoute tout le temps, mais pour moi la radio c’est le fait de parler. Ce sont les gens qui parlent dans le micro qui m’intéressent. Je prenais mon pied sur Classique FM avec les émissions de débat, de politique. Bon, y avait de la musique, parce que je suis dans un environnement commercial et pour progresser et avoir de l’audience, de la pub’, de l’argent, pour faire vivre tous ces gens, il faut mettre de la musique.

Serge Boissat : On a tenté la publicité… Ca a été la croix et la bannière. La première que l’on a fait, le mec nous a fait un échange : c’était une agence de voyage. On s’est retrouvé à quatre en Tunisie au mois de février… On a compris que c’était pas la publicité qui allait nous faire vivre. Donc, les camarades communistes de Frigo sont partis voir les politiques. Hormis le Front National, on est tous allés les voir. Ils nous ont tous envoyé chier. Sauf le Parti Socialiste, dans un premier temps, qui nous a promis 40 000 francs. Ce n’était pas monstrueux, mais c’était sympa. Mais il ne nous les donnait jamais, ça traînait, ça traînait… Un jour, on est parti avec Gérard Bourgey, un des trois fondateurs de Frigo, très élégant, crâne dégarni. Nous — on était une trentaine — on s’est tous habillés en santiags, perfecto, bien rock’n’roll, et on a été au bureau du PS. Où était notre charmant camarade Gérard Collomb. Là, on est rentré dedans et Bourgey a dit : « si on a pas nos 40 000 francs d’ici la fin de la semaine, on revient et on bombe tout ! »

Je ne sais pas comment ils ont pris ça, qu’on allait revenir avec de véritables bombes, Bourgey parlait de peinture… Trois jours après, coup de fil de Collomb : « M. Boissat, vous pouvez passer à mon bureau ? » J’y vais, il m’a payé le champagne : ça m’avait horripilé. Et il m’a filé les 40 000 francs.

Christophe Mahé : Quand on faisait de la radio en 1981, on était tellement branchés… Les animateurs, je les mettais à la porte à 2h du matin tellement ils travaillaient, 24h/24h si possible. Maintenant, ils sont tous à 35h et ils pensent à leur vendredi, samedi, dimanche. C’est comme ça. Dans les années 80, quand je disais « j’ai une radio », j’étais le plus beau. J’ai connu cette belle époque. Après, on a commencé à gagner beaucoup d’argent, de façon disproportionnée. Avec un métier très facile à faire. En plus, on avait des fréquences qui valaient très cher. Comme il y avait beaucoup d’argent, on avait beaucoup de moyens. La radio c’était tout, on pouvait parler, faire de la proximité. C’était des laboratoires. J’étais de droite, donc moi c’était un laboratoire de business. Les gens de gauche, c’était un autre laboratoire, plus politique au sens gestion de la cité, très positif aussi. Maintenant, le problème c’est qu’il y a beaucoup moins d’argent. Tout se paupérise. C’est beaucoup moins branché. Donc on est rationnel, pragmatique. Ça enlève beaucoup du côté magique, c’est une industrie. J’ai des centaines de salariés, 300 à faire vivre tous les mois. Je fais attention, il y a de la stratégie, tandis qu’avant tout pouvait marcher donc c’était fabuleux. Mais je n’ai aucune nostalgie de cette époque, c’est une évolution. On était bénis et ça a duré longtemps !

Serge Boissat : Ensuite, grâce aux relations de la bande de Frigo avec les gens du Parti Communiste, on est arrivé à passer un vrai deal mais via les mutuelles. Je ne connais pas les détails, mais on s’est retrouvé avec des gens qui nous filaient vraiment du pognon. Mais réellement ! J’en revenais pas. Ça a commencé dans la villa : ils nous ont fait un vrai studio, avec la vitre, les platines d’un côté, le mec interviewé de l’autre, on a fait une inauguration… J’ai gardé mon statut de directeur d’antenne, mais un mec nous chapeautait : Philippe Dibilio. Un mec très bien. Comme directeur de la rédaction, il y avait un socialiste : Bernard Fromentin.

Là, j’ai eu une révolution : les animateurs ont vraiment flippé que la radio change. La seule chose que l’on nous a imposée, c’était quatre fois cinq minutes d’infos dans la journée. Vingt minutes d’antenne contre… le luxe ! Je suis quasiment arrivé à faire embaucher tout le monde ! Avant, c’était du bénévolat total. Mais les animateurs ne voulaient pas entendre parler des communistes… Le seul truc démocratique que je faisais, c’était le choix d’un tube de la semaine : on se réunissait tous une fois par semaine, et on décidait d’un morceau. Tout le monde était obligé de le passer une fois dans son émission. Cette fois, ils m’ont choisi Maréchal nous voilà. Qui est passé pendant une semaine douze fois par jour. Et pas un mot des communistes. Alors, les animateurs ont vu que ça marchait bien. Ce que voulait les communistes, c’était se donner une image de marque : que l’on sache sans le dire que Bellevue était liée au PC.

À ce moment-là, les communistes sont très contents. Ils nous disent : on déménage. Et prennent des locaux, là où il y avait France Inter Lyon dans les années 50, mon père y avait bossé. Ils nous ont installé un truc de malade, on avait l’AFP. J’avais mon équipe musicale, mais du côté info, pour leur vingt minutes, ils ont embauché 23 mecs, 23 ! On avait une salle d’accueil incroyable, une autre pour faire des concerts en direct. C’était le grand luxe ! On était vers 1985. L’ambiance entre les deux équipes : sympa, sans plus.

Christophe Mahé : Radio Bellevue, c’était le comble du bonheur pour moi, c’était LA radio. J’allais rue de Marseille les regarder : plein de gens, des Nagras, des moyens colossaux, la collection de disques et l’affiche avec leur logo. Pour moi, Bellevue ça a toujours été l’ultime réussite humaine pour quelqu’un qui aime la radio. Sauf que moi, je faisais du business. Mais j’écoutais Bellevue. Je ne les connaissais pas du tout. J’y allais comme un petit passionné regarder, mais je n’avais aucun échange avec eux.

Serge Boissat : Quasiment tous les groupes qui jouaient à Lyon venaient se faire interviewer à Bellevue. Un jour, je me plante, je me retrouve avec deux interviews en même temps : le mec du Gun Club, Jeffrey Lee Pierce, et la nana de Eurythmics, Annie Lennox, au moment de Sweet Dreams, le gros carton. Je me demandais comment faire. Lennox arrive, je lui explique le coup, elle me dit : « pas de problème il y a une belle discothèque, je vais fouiller dedans, faites l’interview de Jeffrey Lee et je ferais la mienne après. » Pierce arrive ivre mort, mais ivre mort, et… je l’ai jeté. J’ai fait Lennox direct, qui était très bien.

Nino Ferrer, il vient, on commence l’interview, et il me dit pendant qu’un disque passait : « depuis que je suis dans la musique, 1958, on m’a toujours interviewé, j’aimerais bien faire une interview à mon tour. » Il a passé les deux heures suivantes à m’interviewer, les mecs ont rien su de Nino Ferrer : j’ai raconté l’histoire de Radio Bellevue, un peu comme maintenant.

Je refusais de me déplacer, à part ma toute première interview, les Troggs. Mais je n’ai pas regretté : on était dans un bar vers Saint-Paul, on est rentré bourrés… mais bourrés… Les Troggs, ils buvaient des pintes comme on boit un shot ! Les quatre ! Et eux, ils tenaient debout. Et les Stray Cats, au Sofitel, avec un plan chronométré de quinze minutes. Je pose une question : le manager derrière dit « stop the interview ! ». Brian Setzer chope mon magnéto, le balance par terre et l’écrase avec le pied. Il m’avait énervé un peu… Je lui avais demandé si passer de semi-clodo à New York et arriver à Londres pour devenir des stars, ça leur avait pas filé la grosse tête… Une question normale, non ?

Christophe Mahé : Je ne sors jamais dans les salles de concert. Je sors une fois tous les trois mois, et pourtant j’ai des établissements de nuit. Je n’y vais jamais. Même à 18 ans, je ne sortais pas. Je ne me suis jamais drogué, j’ai bu ma première goutte d’alcool à 35 ans et je dors à 21h, au pire 23h. Je vais au concert trois fois dans l’année, voir Sheller ou McCartney, ce genre.

Serge Boissat : On a eu aussi Michel Berger qui était bien… Oh putain lui… Il devait arriver à deux heures, il est arrivé à six, c’est Yves qui l’a fait, j’en avais plein le cul. Il répondait oui, non, bleu, noir. Le mec, il était parti dans l’idée « je déteste cette radio, cet endroit, l’intervieweur. » Yves posait n’importe quelle question, il répondait par un mot. Un mec bien, c’est Patrick Sébastien. Il est venu, il a traîné au Frigo, il a dit « vous êtes sûr que c’est vraiment un endroit pour moi là ? » On lui a dit, peut-être pas, on n’a pas fait l’interview. Comment il a atterri à la radio, c’est un mystère…

De Zap FM à Couleur 3

Christophe Mahé : Les émissions hebdomadaires de débat sur Classique, quand je les écoutais, j’avais l’impression d’être le roi du monde. Pourtant, je ne suis jamais intervenu. Mes rédactions ne m’ont jamais vu venir leur dire quoi que ce soit. La radio automatique, c’est l’enfer pour moi.

Serge Boissat : On est devenu une radio mythique, mais pas qu’à Lyon. Quand je suis monté à Paris avec Couzy, à la Haute Autorité, dans leurs bureaux il y avait deux affiches de Bellevue et c’est tout. Étonnant ! La preuve, quand on s’est cassé la gueule, on a été la seule radio à avoir une nouvelle fréquence : Zap FM. Toutes les fréquences avaient sauté, et là, ils nous en ont refilé une.

Christophe Mahé : En 1987, j’ai créé PNV, qui est devenu Espace Group en 2000. J’ai rassemblé mes intérêts à droite et à gauche dans les radios. C’était basique.

Serge Boissat : Nos camarades mutuellistes ont commencé à avoir de moins en moins de ronds. On était payé de plus en plus aléatoirement, et tous les journalistes qui venait du PC se sont foutus en grève. Le vieux de la vieille était halluciné : les drogués continuaient à faire tourner la radio et à bosser 24h sur 24h, et les militants leur claquaient dans les doigts. Mais la fin, ils auraient pu la faire cool, et ils ne l’ont pas fait cool. À l’antenne, il y avait un mec tout seul, ils sont rentrés à vingt gros bras de la CGT, ils ont coupé l’émetteur, attrapé le mec par les épaules, ils l’ont mis dehors et ils ont soudé toutes les portes et les fenêtres avec tous mes disques dedans. En cinq minutes. C’était en 1986.

Christophe Mahé : Zap FM se crée quand Bellevue s’arrête, au Truck. J’y allais aussi tout le temps pour regarder. Toujours passionné. J’ai racheté ensuite Couleur 3 / Virage, qui avait été monté par l’équipe de Zap FM et avait récupéré leur fréquence. Couleur 3 / Virage avait des difficultés financières énormes, comme Zap. Il y avait trente associés. Tout l’underground lyonnais était là-dedans. Et j’ai racheté leurs parts aux trente associés en une seule journée, dans une chambre d’hôtel. Ils allaient en liquidation à 17h, je leur ai repris juste avant. Je me retrouve associé avec les Suisses, sur les 33% de la radio Suisse Romande, et on développe Couleur 3. Dans le même style. Ensuite, les Suisses se sont désengagés. Je me suis retrouvé avec leurs parts, et ils ne voulaient plus que le programme de Couleur 3 soit diffusé en France. C’est dommage. C’est là où j’ai lancé Virage à la place.

Serge Boissat : Quand on a monté Zap FM avec Alain Garlan et Jean-Pierre Pommier, un an et demi après, on a trouvé une salle et une fréquence. Pommier a fait une grosse connerie : il était sûr qu’on n’aurait pas la fréquence. L’idée du Truck, c’était de faire un truc rentable. Boîte de nuit vendredi et samedi, et concerts le reste de la semaine, avec la radio pour faire la pub’. Mais Pommier dans son budget a prévu zob pour la radio. Il était sûr qu’on l’aurait pas, sauf qu’on l’a eu. Tout le fric qui était dans la boîte est du coup passé dans la radio. Et la boîte est partie en couille… On ouvrait les portes, ça nous coûtait 10 000 francs. Tous les jours ça coûtait de l’argent.

Christophe Mahé : Je stocke du matériel de radio, ça revient au même que collectionner… mais la démarche n’est pas la même. J’ai toujours tout gardé. Tout est bullé : les Revox, les Nagras, etc. J’ai prêté à Bellevue tout le matériel d’époque pour leur exposition au Musée d’Art Contemporain. J’ai un Nagra dans mon bureau, qui vient de Bellevue, il a été volé par quelqu’un de la radio, à qui je l’ai racheté il y a vingt ans… Bellevue a été pillée par tout le monde.

Serge Boissat : Je ne me suis jamais rendu compte qu’on avait marqué les esprits. Moi, c’était juste le fun, la liberté. Et le plus varié possible en musique. Il n’y avait pas de concept : on ne faisait pas les profs !

Christophe Mahé : Je n’avais aucun lien avec Serge. Mais j’ai eu des collaborateurs qui venaient de Bellevue, comme Robert Lapassade à Jazz Radio il y a vingt ans. Mes liens avec l’équipe de Bellevue, c’est très récent, sept ans, quand on a décidé de relancer le projet. J’ai mis des moyens, eux ont amené l’esprit, c’est Lapassade qui travaille dessus, ce sont deux cultures différentes qui se sont retrouvées sur cette radio qui m’a fait rêver. C’est du mécénat mais c’est un rêve pour moi, c’est un vrai labo de créativité. C’est ce qui m’éclate dans le projet Bellevue !

L'interview de Serge Boissat a été réalisée chez lui le 23 juillet 2018, peu avant son décès. Celle de Christophe Mahé a été enregistrée dans les bureaux d'Espace Group le 18 janvier 2019.

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