Euro 2021 / Tronchet se penche dans une fiction très réaliste sur le traumatisme du Mundial 82 : la demi-finale sévillane de sinistre mémoire qui vit la Mannschaft écrabouiller les Bleus... À lire en ces temps d'Euro pas glorieux pour la bande à Deschamps.
Non, Tronchet n'est pas obsessionnel ; disons qu'il a de la suite dans les idées. Quand il ne pédale pas sur sa monture, il théorise ou dessine sur la bicyclette (Petit Traité de vélosophie) ; s'il n'est pas en train d'écrire un roman, il en signe l'adaptation BD ou cinématographique ; lorsqu'il ne part pas à la recherche de Jean-Claude Rémy, auteur-compositeur-interprète qu'il idolâtrait dans les années 1970, il métaphorise sa quête dans l'album Le Chanteur Perdu et enregistre un titre avec lui. Et quand il ne joue pas au foot (autre passion de sa prolifique existence), il écrit sur... un match ! Mais pas n'importe lequel : la mère de toutes les défaites amères ou, si l'on est optimiste, le combat épique ayant valu à l'équipe de France d'échouer pendant une demi-génération avant de vaincre son signe indien germanique et d'accéder au Graal suprême en 1998 face au Brésil.
Battiston bastonné !
Le RFA-France du 8 juillet 1982 est en effet bien davantage qu'un match : vécue en direct comme une tragédie, un monument d'injustice sportive ruinant les rêves d'une nation de sélectionneurs persuadée de son bon droit, cette rencontre hors du commun s'est s'inscrite année après année comme un “moment historique“ cristallisant la mémoire blessée de tout une génération de spectateurs. Suivant un scénario dramatique digne des plus térébrants thrillers, le match offrit la victoire à l'Allemagne à l'issue des tirs aux buts. Alors que la France avait mené 3 à 1 durant les prolongations ; alors que le gardien teuton Harald Schumacher s'était rendu coupable d'une agression d'une violence inouïe sur Patrick Battiston en route vers ses cages ; alors que l'arbitre Charles Corver s'était montré d'une coupable négligence (ou indulgence pour la Mannschaft)... Il y avait de quoi friser l'incident diplomatique, compromettre la réconciliation franco-allemande — voire la stabilité de la CEE !
Près de quarante ans plus tard, Didier Tronchet use d'un nouvel alter ego de papier (et d'une nouvelle collaboration avec deux éminents confrère et consœur, les Jouvray) pour réduire cette fracture morale. Footballeur des dimanches efflanqué et atrabilaire, le héros des Fantômes de Séville — avec lequel il partage, outre son prénom, quelques qualités physiques — va en effet porter un regard inédit sur ce drame national en mettant au jour un détail pourtant évident survenu à 50e minute du jeu, soit moins de dix minutes avant le funeste tacle prodigué par « Choumachère » au niveau de la carotide de Battiston. Didier réussit à convaincre son pote Fred qu'il tient là un scoop et tous deux partent enquêter, à la rencontre des survivants du match : le Bordelais Battiston, l'Allemand Schumacher, le Batave Corver, Hidalgo le Marseillais et Platini l'ermite...
Chaque passe doit être un but
Si la fiction s'invite beaucoup entre les lignes de l'Histoire pour l'enjoliver, la quête se révèle authentique. Et comme à l'accoutumée chez Tronchet, elle se nourrit d'une substantifique nostalgie pour habiter le présent. La double touche des Jouvray fait à cette enseigne merveille : le trait, léger, et la couleur comme passée, bleuie, donnent une texture évanescente à cette poursuite chimérique d'une réparation de surface... sans faire obstacle à la recherche plus intime sous-tendant l'intrigue. Dans les profondeurs du récit, Didier parle de l'enfant qu'il était et du rapport à son fils, rongé par le secret espoir de réussir la passe décisive à chaque phase de jeu. Et là, n'en déplaise à Gary Lineker, à la fin, c'est le père et le fils qui gagnent.
Didier Tronchet, Jérôme & Anne-Claire Jouvray, Les Fantômes de Séville (Glénat)