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Mohamed Chihi : « reconnaître le champ de la nuit comme un espace de sociabilisation »

Politique / L'adjoint à la sécurité de la Ville de Lyon, Mohamed Chihi, confronté à différentes problématiques et polémiques — rodéos urbains, délinquance, ateliers théâtre pour la police — s'exprime : où l'on parle de la nuit, et de sa perception parfois très réductrice.

Chez les politiques, la nuit est le plus souvent réduite aux nuisances, au bruit, aux incivilités. Jamais — ou rarement — à l'économie, à la culture, au lien social, aux relations humaines, voire à la joie de vivre. Pourquoi résumer la nuit et les décisions que les politiques doivent prendre par rapport à elle à ce problème d'insécurité ?
Mohamed Chihi : il faut avoir une lecture qui soit la plus large possible sur ce qui amène à tenir un discours public aussi négatif sur la nuit. C'est d'abord culturel : je vais être un peu provocateur, mais les productifs, les personnes qui comptent, qui travaillent de jour, se lèvent tôt — « la France qui se lève tôt », rappelez-vous M. Raffarin — ça s'appuyait sur un imaginaire qui était et qui est toujours celui de l'honnête citoyen et citoyenne qui fait les efforts et qui mérite après les avoir fait, de se reposer. Par conséquent, il y a une volonté de sacraliser ce temps-là. Un imaginaire qui nous amène à penser la nuit comme un espace de repos. C'est le début de notre histoire.

La question qui se pose maintenant, c'est de savoir comment au travers de l'évolution de notre société, qui n'est pas nouvelle — de ce gain que nous faisons sur notre temps nocturne pour allonger nos temps de vie —, nous faisons pour répondre aux problématiques que soulève la nuit quand certains utilisent ce temps pour se reposer.

Comment les riverains, qui sont dans leurs droits, peuvent jouir de leur lieu de vie de la manière la plus tranquille et calme possible. Tout en permettant d'avoir d'autres espaces pour d'autres personnes — ou des espaces partagés — qui permettent de profiter de ce temps de vie d'une manière acceptable pour toutes et tous. Je ne sais pas si ça répond à votre question, mais ça pose un cadre sur ce qui peut amener à considérer les temps nocturnes comme des temps d'affrontement et de débat, plus que de dialogue, autour du droit des uns à faire la fête, ou à se cultiver, à s'émanciper, et pour d'autres à se reposer, à se retrouver et respirer.

Mais il y a une conscience, de votre part et de celle de l'exécutif au sein duquel vous travaillez, que la nuit est un modèle économique à part entière, faisant vivre de nombreuses personnes ? Que c'est aussi un outil de culture et de vie sociale, et l'on a pu se rendre compte ces derniers mois que c'était très important également ?
C'est le discours que je tiens depuis le début. Et je ne suis pas le seul à le tenir dans l'exécutif. Camille Augey est une fervente défenseur de cette aspect-là. Elle le vante, ce besoin que nous avons tous de nous retrouver, sur des temps différents qui peuvent aussi être nocturnes. Avec une économie de la nuit, effectivement. Notre volonté, c'est de permettre la cohabitation et le vivre-ensemble, de reconnaître ce champ de la nuit comme étant un espace de sociabilisation, de construction du lien, d'échanges et de projections dans un avenir commun.

Chuteurs, c'est "chut !", dire : on baisse d'un ton, on se calme

Vous aviez parlé lors de la conférence de presse présentant la réouverture des terrasses au printemps dernier de deux axes pour créer conciliation et dialogue : un conseil de la nuit, sur lequel nous reviendrons, et un réseau de chuteurs, qui serait composé d'employés d'établissements ouverts la nuit, les restaurants, clubs, bars.
Je vais quand-même commencer à présenter le conseil de la nuit. La question qui se posait sur l'approche du nocturne, jusqu'à présent, c'était celle des nuisances apportées par les commerces nocturnes : épiceries, bars et restaurants. À partir de là, un travail de qualité avait été mené au sein de la Ville de Lyon ces dernières années, pour qu'en bonne intelligence avec les professionnels de la nuit (dont l'Umih), on puisse réussir à trouver un terrain d'entente et d'action pour organiser ces commerces nocturnes. Ce travail est important et il sera maintenu.

À côté de ça, il y a tout un champ de la vie nocturne qui ne se déroule pas dans les commerces. Qui relève des déplacements durant les soirées, au petit matin, etc. Qui nous oblige à penser la sécurité sur des temps qui étaient habituellement plutôt ceux du sommeil chez les "bonnes gens" si je puis me permettre l'expression. Et qui nous amènent à repenser la ville dans la manière dont elle est aménagée, d'un point de vue urbanistique. Notre idée, c'est de travailler sur les marches exploratoires, identifier les zones dans lesquelles des personnes qui sortent la nuit peuvent se sentir en insécurité ou l'être réellement...

"Marche exploratoire" : vous pouvez expliciter ?
Une marche exploratoire, c'est le fait d'organiser à plusieurs, avec des visions différentes — un maire de nuit, des commerçants, des représentants de syndicats, des citoyens et citoyennes —, une déambulation dans un quartier et analyser les problématiques en termes de sécurité et de tranquillité. Et à ce moment-là, en se rendant compte de la situation vécue, de partager un diagnostic et d'agir plus efficacement sur celui-ci.

Dans l'aspect "vie nocturne et commerces", il y a une question qui va être celle de l'auto-régulation. On fait confiance aux acteurs et actrices de la nuit pour trouver les moyens de discuter avec leur clientèle. Qu'ils puissent simplement donner à des membres de leurs équipes le rôle de chuteurs. Chuteurs, c'est "chut !", dire : on baisse d'un ton, on se calme. On fait attention à notre voisinage. Ou alors d'employer des personnes à cette fin si l'établissement n'a pas les ressources humaines en interne. C'est ça, l'approche des chuteurs : quelque chose du domaine de l'auto-responsabilisation de la part des professionnels de la nuit, principalement ceux qui ont des terrasses ou laissent sortir leur clientèle.

De l'autre côté, il y a la médiation nocturne, organisée par la Ville avec l'ALTM, l'Agence Lyon Tranquillité Médiation : c'est se rendre sur les points chauds, et faire ce travail de médiation et de prévention, pour désamorcer les situations — sans prendre le rôle des policiers. Ce n'est pas l'objet, c'est simplement de réussir à désamorcer ce qui est désamorçable. Avant la réponse policière, on a peut-être besoin de juste dialoguer et amener tout le monde à être rationnel. Derrière, nous garderons bien sûr les actions policières quand elles seront nécessaires. Nous aurons toujours le support de notre vidéo-surveillance dans les zones les plus fréquentées.

Est-ce une continuation ou une accentuation de ce qui se faisait ? Les chuteurs, il y en avait déjà avant l'arrivée des écologistes à la mairie : ça avait été mis en place avec l'Umih, avec la charte de la vie nocturne. Début 2019, il y avait eu une action rue Sainte-Catherine. Le lien avec l'ALTM est aussi ancien. Comment vous allez-vous différencier de la précédente mandature ?
Nous ne sommes pas responsables de la formation des chuteurs. Nous sommes en train de travailler avec l'Umih à l'élaboration du protocole chuteurs, sur les missions qui leur seront confiées et comment ça pourra évoluer. La vision que nous avons pour le moment, c'est de ne pas leur confier des missions de gestion de l'espace public, parce que ça, ça doit revenir à la police. Et leur confier seulement la question de la gestion des terrasses. C'est le cadre.

C'est déjà ce qui était en place précédemment via la charte de la vie nocturne.
Il me semble que ce qui était déjà en place, c'était aussi un barriérage sur la rue Sainte-Catherine. Je ne suis pas sûr que l'on partira sur ce mode-là. C'est en cours de discussion.

Ce sont eux les professionnels

Pensez-vous que ce soit le rôle d'un serveur de restaurant de devenir chuteur, de gérer l'espace autour de la terrasse ?
On leur demande de gérer leurs clients, pas ce qui se passe à l'extérieur des terrasses. Et de servir de point d'alerte, d'avertir les services de police quand c'est nécessaire. On ne leur demande pas de gérer l'espace public, ça doit être dévolu aux forces de l'État ou de la municipalité. C'est ça le cadre. Ensuite, il me semble que des professionnels, serveurs ou restaurateurs, ont cette capacité à dialoguer avec leur clientèle et à cadrer les choses sans problème. Ce sont eux les professionnels, ils ont des dizaines d'années d'expérience en la matière. C'est sur cette expérience que l'on veut s'appuyer pour apporter de la tranquillité à la population.

Pouvez-vous nous expliquer quel est ce conseil de la nuit : qui le compose, quel va être son rôle ?
C'est une double approche avec une vision commerciale et une vision de lutte contre la délinquance. La nouveauté, c'est la volonté d'y associer toute une série d'acteurs. Bien sûr, je serais présent, avec les adjoints à la sécurité des arrondissements. Les maires de nuit (parfois il s'agit de la même personne). Des représentants des conseils de quartier. Les forces de police nationales et municipales. Également, des services de la Ville : ceux qui s'occupent des terrasses, l'écologie urbaine pour la question du bruit, etc. Le Sytral aussi, puisque la question des transports en commun est extrêmement importante pour la nuit.

Nous savons qu'il y a un défi important à relever pour cette période estivale, qui fait suite à de longs mois de confinement, qui fait suite à une absence quasi totale des loisirs nocturnes. Avec le retour des terrasses et de ces commerces, nous devons accueillir de la meilleure manière les clients et les usagers de l'espace public. Nous devons travailler sur des situations en dehors des commerces qui font de nos usagers des "proies". Nous avons identifié tant du côté des agresseurs que des personnes agressées la question de la consommation trop importante d'alcool. Des arrêtés municipaux vont sortir, limitant la vente d'alcool de 21h à 6h du matin et on va aussi limiter la consommation d'alcool sur certains espaces de la ville pour nous permettre d'avoir des outils d'intervention tout au long de l'année.

Nous allons faire dans un premier temps un travail d'identification des problématiques. Et nous allons travailler à une refonte de la charte de la vie nocturne. Nous allons aussi sensibiliser aux conduites addictives en direction des étudiants. Nous aurons toute une série de chantiers au sein de ce conseil qui va nous permettre d'intervenir sur différents champs de la nuit.

Vous évoquez les étudiants. Il y avait déjà dans la précédente charte de la vie nocturne une formation des associations et des BDE au bon comportement et à la bonne organisation des soirées étudiantes. Vingt associations avaient été formées. Vous allez le perpétuer ?
On a un projet, qui est à discuter avec ces BDE. On ne va pas réinventer l'eau chaude. On va partir de ce qui se faisait déjà. Et faire évoluer pour éventuellement répondre mieux aux problématiques qui se posent à nous. Pour les soirées étudiantes, on sait qu'ils sont beaucoup sur la voie publique, c'est la question des différentes sensibilisations dont je vous parlais qui va être menée. Nous repartirons aussi sur la base des liens que nous avions avec les BDE.

Il s'agit d'empêcher ces bitures express

La grande nouveauté concernant l'occupation nocturne de l'espace public ces derniers mois, c'est justement la longue fermeture des bars, des établissements de nuit, qui font que tous ceux qui veulent sortir se mélangent sur cet espace public, avec une consommation d'alcool non encadrée puisque tout est fermé. C'est une difficulté nouvelle à laquelle vous avez été confrontée.
Alors oui, on l'a bien, bien, observée cette problématique ! Ce qu'on a compris, c'est que les lieux de consommation disons "normaux", les bars et les restaurants, sont des lieux de sociabilisation de la consommation d'alcool. Ils nous donnent les codes sociaux relatifs à cette consommation. Et leur disparition pendant un temps limité mais très long tout de même nous a montré en quoi ils contribuaient à la consommation mesurée d'alcool. Cet aspect de socialisation était absent sur la voie publique. Ça a entraîné la décision de la Préfecture d'interdire l'alcool à partir de 20h. Nous, on a vu à partir de cette interdiction une amélioration très nette. Ce qui nous a amené à avoir à notre tour une réflexion pour encadrer cette consommation d'alcool sur l'espace public, d'où notre volonté de maintenir une interdiction de 21h à 6h du matin. Ça n'entravera pas les commerces et les terrasses, mais il s'agit d'empêcher ces bitures express.

Sur quelles zones, ces interdictions ?
L'interdiction de vente, ce sera sur la totalité de la ville. Concernant la consommation, ce sera sur certaines zones qui seront communiquées sur le site de la Ville — ce sera sur une zone un peu plus large que celle qui avait été définie par la Préfecture, plus large que la Presqu'île. [NDLR : vente et consommation d'alcool sont actuellement de nouveau autorisées depuis le 9 juin et la levée des interdictions instaurées par la Préfecture].

Qui sont les maires de nuit ?
Ce sont des élus nommés par les exécutifs d'arrondissement. Qui prennent cette responsabilité d'être en lien avec riverains, commerçants, d'aller se rendre compte par eux-mêmes des problématiques. Une annonce plus formelle sera faite, mais dans le 7e par exemple, c'est Clément Escaravage. Dans le 1er, monsieur Jean-Christian Morin.

Ces ateliers théâtre ont été profondément caricaturés

Quel est le budget attribué à ce conseil de la nuit ?
On n'a pas de budget à proprement parler, on a simplement ce travail que nous pouvons déjà faire à l'intérieur de la Ville de Lyon et avec nos partenaires, qui ont déjà des moyens fléchés pour la nuit. Simplement, notre travail est un travail de coordination sur ce qui existe déjà.

Un sujet a récemment fait polémique : des ateliers de théâtre entre police et habitants, dans le 9e arrondissement. On ne sait pas vraiment en quoi ça consiste. Pouvez-vous expliquer ? Allez-vous le développer sur le reste de la ville ?
Ces ateliers théâtre ont été profondément caricaturés. Pour le Conseil Local de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, le budget global de l'enveloppe est de 200 000€. Sur cette somme, l'opération avec le Lien Théâtre est d'un montant de 8000€. J'ai pu lire parfois que cette opération allait coûter 200 000€ : non. Pas du tout.

D'autre part, j'ai pu en tant qu'enseignant accompagner mes classes dans le travail qui était fait avec le Lien Théâtre. Mes élèves n'étaient pas les acteurs, ne jouaient pas de pièce. Une pièce leur était présentée, elle était le point de départ de discussions et de débats autour de certaines problématiques exposées. Il n'était pas question de mettre en scène nos élèves. Comme il n'en est pas question pour ce lien entre police et population. La seule intervention des policiers et de la population, d'ailleurs dans des temps séparés, c'est simplement pour ouvrir une discussion au théâtre, avec les équipes, afin de collecter la matière. La parole. À aucun moment, nous avons dit que nous allions faire jouer les policiers ou la population !

Une fois la matière collectée, une pièce de théâtre allait être jouée devant ce public soit policier, soit population. Et si les choses se passent bien, pourquoi pas mixer les publics. Mais ce n'est pas du tout figé. Et à partir de là, créer les conditions du dialogue. C'était ça le dispositif. Il a été complètement caricaturé, dénaturé, notamment par des chaînes de télévision nationales dont l'objectif était uniquement de faire de la polémique.

Mon objectif, c'est de démontrer l'importance du lien entre notre police républicaine et la population. En passant, le Lien Théâtre est situé dans le 9e, mais les ateliers pouvaient concerner n'importe quelle zone de la ville, pas nécessairement La Duchère. Aujourd'hui, la manière dont ça a été relaté, ça met en difficulté le Lien Théâtre, une association avec laquelle la Ville travaille depuis au moins douze ans. Qui n'est pas une lubie des écolos. Qui a cherché un moyen d'être novateur dans l'approche du lien avec la population. Systématiquement railler le monde culturel, dans ce qu'il apporte à notre société, dans ses réponses au vivre-ensemble, c'est irresponsable, c'est ne pas comprendre la place de la culture dans notre société.

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