“Benedetta” de Paul Verhoeven : la chair et le sang

“Benedetta” de Paul Verhoeven : la chair et le sang
Benedetta
De Paul Verhoeven (Fr, 2h06) avec Charlotte Rampling, Virginie Efira, Hervé Pierre

Cannes 2021 / Exaltée par sa foi et la découverte de la chair, une nonne exerce une emprise perverse sur ses contemporains grâce à la séduction et au verbe. Verhoeven signe un nouveau portrait de femme forte, dans la lignée de Basic Instinct et Showgirls, en des temps encore moins favorables à l'émancipation féminine. Quand Viridiana rencontre Le Nom de la Rose...

Italie, début du XVIIe siècle. Encore enfant, Benedetta Carlini entre au monastère des Théatines de Pescia où elle grandit dans la dévotion de la Vierge. Devenue abbesse, des visions mystiques de Jésus l'assaillent et elle découvre le plaisir avec une troublante novice, sœur Bartolomea. Son statut change lorsqu'elle présente à la suite d'une nuit de délires les stigmates du Christ et prétend que le Messie parle par sa voix. Trucages blasphématoires ou miracle ? Alors que la peste menace le pays, la présence d'une potentielle sainte fait les affaires des uns, autant qu'elle en défrise d'autres...

Les anges du péché

Entretenue depuis son enfance dans un culte dévot de la Vierge, conditionnée à adorer des divinités immatérielles omnipotentes, coupée du monde réel, interdite et culpabilisée lorsqu'il s'agit d'envisager les sensations terrestres, Benedetta vit de surcroît dans un monde de fantasmes et de pensées magiques, où chaque événement peut être interprété comme un signe du ciel — ce que la superstition ambiante ne vient surtout pas démentir. Prisonnière d'une communauté rigide soumise à la double hiérarchie du monastère et de l'Église, enfermée dans sa routine, son costume sacerdotal, la ville ; reléguée enfin au rang subalterne de femme, la très intelligente Benedetta trouve là un moyen de s'absoudre de tous les carcans et d'inverser la pyramide du commandement en se réclamant d'essence sainte.

Verhoeven a l'habileté de ne pas faire de son personnage une manipulatrice “conscientisant“ ses actes : ourdir de tels desseins serait anachronique ; au contraire entretient-il le doute en présentant son personnage déboussolé par des hallucinations, des cauchemars enfiévrés ou des visions mystiques mêlant pulsions érotiques et violentes — on n'est pas loin de Buñuel, de Pasolini, dans ces séquences gore où Benedetta fantasme Jésus en preux paladin la sauvant d'agressions sanglantes dans des saynètes oscillant entre le pastoral et l'horrifique des contes enfantins. Manifestations de l'inconscient malaxant ses désirs refoulés et ses pulsions, les transes extatiques qui suivent ces visions la laissent dans un état proche de celui de Sainte-Thérèse dans sa représentation par Le Bernin — où la jouissance mystique selon Lacan le dispute à la jouissance sexuelle. Est-ce vraiment un hasard que l'on se situe sur cette frontière ?

Cachez cette sainte...

Annoncé dès son tournage comme “sulfureux“ du fait de la réputation de son auteur, conspué avant même la première projection (au nom du principe de précaution ?) par des croyants zélés “blessés dans leur foi“, Benedetta n'a pourtant rien ni d'un brûlot impie gratuitement anticlérical ni d'un soft-core reluquant des nonnes s'adonnant au tribadisme. Cinéaste épris de paradoxes, Verhoeven ne vise pas le scandale en touchant à des sujets sensibles — même s'il tient ici un combo parfait religion + homosexualité féminine ; ne manque que la question de la couleur de peau pour être totalement clivant dans l'espace contemporain —, mais offre des interprétations (et donc des représentations) décalées par rapport aux doxas. Son approche des faits, puisqu'il s'agit en l'occurrence d'événements avérés, interpelle surtout pour sa scrupuleuse mesure et son refus de toute obscénité. Verhoeven refuse d'ailleurs la complaisance de la torture (les cris sont couverts par la musique) ou des scènes de sexe... d'autant plus efficaces qu'elles sont suggérées. On lui pardonne presque la cosmétique des corps et la plastique parfaite de ces sœurs semblant sortir d'un salon de beauté.

Si la subversion n'est pas là où on l'attend, elle occupe cependant l'axe vertébral du film : une question éternellement contemporaine, renvoyant au degré de servitude que chacun (et surtout chacune) est prêt à tolérer pour jouir d'une plus grande liberté individuelle ; mais aussi à la part de mensonge acceptable pour préserver l'ordre social. Ainsi une femme dispose-t-elle de plus de latitude dans un couvent du XVIIe que dans le monde laïc, où elle risque d'être battue et/ou violée par sa famille ; ainsi un ecclésiastique est-il prêt par ambition personnelle à valider sans preuves un miracle...

Engagé en 2018, à une période où l'hypothèse d'une pandémie n'était réelle que dans l'esprit de scientifiques clairvoyants, la peste de Benedetta résonne enfin étrangement avec notre Covid : même effroi devant la contamination, même instinct grégaire autour de prophètes auto-proclamés. À bien des égards, nous sommes encore à une période obscurantiste...

★★★☆☆ Benedetta
Un film de Paul Verhoeven (Fr, int.-12 ans, 2h06) avec Charlotte Rampling, Virginie Efira, Hervé Pierre...

à lire aussi

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 24 mai 2016 Curieuse, cette propension des cinéastes étrangers à venir filmer des histoires pleines de névroses en France. Et à faire d’Isabelle Huppert l’interprète de cauchemars hantés par une sexualité aussi déviante que violente. Dommage que parfois, ça...
Mercredi 24 mai 2023 Après sa réjouissante fantaisie Notre dame (2019) et sa série Nona et ses filles (2021), Valérie Donzelli renoue avec le drame dans la sphère intime en adaptant, avec Audrey Diwan, un roman d’Éric Reinhardt portant sur l’emprise et la maltraitance...
Lundi 5 septembre 2022 Davantage qu’un film “sur” les attentats parisiens de novembre 2015, Revoir Paris s’intéresse à leurs conséquences tangibles dans la vie d’une poignée de rescapés. Une œuvre à périmètre humain sensiblement interprétée, où Alice Winocour poursuit...
Mercredi 29 juin 2022 Grand rendez-vous de la musique sacrée et symphonique, le Festival de La Chaise-Dieu met en avant cette année des compositeurs tels qu'Alessandro Scarlatti ou César Franck, et des œuvres importantes de Ravel, Poulenc, Charpentier, Brahms ou Gershwin…
Mardi 20 octobre 2020 Après ses documentaires portant sur son autre métier-passion (Mondovino, Résistance naturelle), le cinéaste-sommelier Jonathan Nossiter livre une fiction crépusculaire sur notre civilisation annoncée comme son testament cinématographique. C’est ce...
Vendredi 28 août 2020 Virginie, Aristide et Erik sont flics au sein de la même brigade parisienne, enchaînant les heures et les missions, sacrifiant leur vie privée aux aléas de leur métier. Un soir, on leur confie une mission différente : convoyer un réfugié à...
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux, s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jarmusch, Sibyl était LE film de vampires en...
Lundi 14 janvier 2019 Alors qu’elle s’apprête à figurer dans le nouveau film de Paul Verhoeven, Benedetta — en sélection officielle lors du prochain festival de Cannes ? Le doute (...)

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X