Courtney Geraghty : « j'assume que les propositions émanant d'hommes ne soient pas majoritaires »

Théâtre de la Croix-Rousse / À la tête du Théâtre de la Croix-Rousse depuis janvier, Courtney Geraghty va mettre à profit ses expériences à l’international pour ouvrir ce lieu à toutes les formes d’art vivant. Rencontre avec cette néo-Lyonnaise de 38 ans.

Vous avez travaillé en Asie, en Amérique du Sud, aux États-Unis, jamais à Lyon. Quelle idée aviez-vous de cette ville avant de candidater à la direction du Théâtre de la Croix-Rousse ?
Courtney Geraghty : Je ne sais pas si j’avais une très forte image de Lyon, pour dire les choses sincèrement. J’étais venue dans le cadre professionnel, pour la Biennale de la Danse, pour voir des spectacles aux Subsistances et une fois en tant que touriste. Ce qui m’a poussée à venir ici c’est d’abord et avant tout l’opportunité car je dis les choses assez simplement : je travaillais à New York au début de la pandémie et mon job [NdlR : directrice du French Institute Alliance Française] s’est arrêté. J’ai d’abord écrit une lettre depuis New York en faisant des recherches et c’est devenu concret quand j’ai été retenue en short-list. Je suis venue à Lyon pour sentir cette ville, savoir si c'était un endroit où je me projetterai et j’y ai passé plusieurs semaines en parcourant la ville, en rencontrant beaucoup de gens, en passant beaucoup de temps au musée Gadagne, à m’imprégner de l’Histoire — j’ai trouvé formidable ce musée et je les en remercie car ça a aidé pour le dossier (rires). Je me suis dit que je pourrais vraiment me sentir bien ici. Sinon, je ne serais pas allée jusqu’au bout de la candidature. Je me suis beaucoup reconnue dans ce quartier très particulier de la Croix-Rousse qui m’a étrangement rappelé le quartier dans lequel j’habitais à New York, Brooklyn, un peu un village dans la ville. Il y a eu un autre facteur : le renouvellement des directions des institutions culturelles lyonnaises. Ça me paraissait être le moment pour arriver et participer à cette ébullition.

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Quelle spectatrice de théâtre êtes-vous ?
Je pense que ma pratique de spectatrice a beaucoup évoluée. Ma première expérience de théâtre, c’est la comédie musicale puisque j’ai grandi (jusqu’à 11 ans) aux États-Unis et que ma mère m’emmenait chaque année en week-end à Broadway pour mon anniversaire. C’était le côté strass-paillettes, la musique, des airs qu’on pouvait ré-écouter, le merchandising aussi. Plus tard en France, j’ai fait du théâtre au collège. J’ai été marqué par La Cantatrice chauve de Ionesco. Je trouvais ça incroyable. C’était tellement décalé, ça m’a rendue très curieuse et m’a poussée à avoir une pratique d’actrice de laquelle a découlé ma pratique de spectatrice. J’ai commencé à m’abonner à des théâtres à Paris au lycée, à emmener des copines et là, puisque je ne connaissais pas grand chose, l’histoire était un moteur fort. J’étais heureuse d’aller voir Isabelle Huppert ou Dominique Blanc. Je recherchais l’émotion. Aujourd’hui ça a beaucoup bougé. Je suis moins attachée à l’émotion brute. Ce qui m’intéresse c’est qu’un spectacle me crée de l’inconfort. On est dans une société qui célèbre le confort en permanence et nous pousse à vivre dans des petits souliers. Or, j’aime que le théâtre m’amène à un endroit que je n’attendais pas, que ça me déplace comme je l’écris dans l’édito de la plaquette du théâtre, soit par une esthétique, un rapport au temps, un propos, une manière d’aborder un jeu d’acteur…

Vincent Macaigne, avec qui j’ai collaboré...

Quels sont les artistes qui vous ont déplacée à différents moments de votre vie de spectatrice ?
Philippe Quesne que j’ai invité cette saison [Farm fatale, en novembre]. La rencontre avec son travail était majeure. Il y a une proposition visuelle, une manière d’aborder un sujet qui n'est pas une narration linéaire. Il s’est affranchi de beaucoup de codes du théâtre pour proposer une expérience encore plus forte une fois qu’on accepte de lâcher. Vincent Macaigne aussi, avec qui j’ai collaboré. Son Requiem m’a donné envie de travailler avec lui. J'ai aussi été très marquée par le travail de Christiane Jatahy que e suis ravie d'accueilli au Théâtre cette saison avec Julia (du 9 au 13 novembre). Et par celui de Nacera Belaza, une chorégraphe qui distend le temps. Je me suis rendu compte qu’il y a peu de moments dans les vies qu’on a construites aujourd’hui où l’on accepte de mettre les choses en suspens. C’est très rare aujourd’hui qu’on soit en collectif dans le même espace-temps et c’est très important d’être dans une forme de respiration commune dans une salle de théâtre.

Vous qualifiez cette première saison d’inclusive. Mais n’est-ce pas un minimum ?
Bien sûr que si, mais pour autant ce n’est pas la norme. J’assume que les propositions émanant d’hommes ne soient pas majoritaires. Ce n’est pas quelque chose d’excessif dû à un militantisme féministe. Mais il y a un tel déséquilibre dans notre métier que, sans doute, le public ignore... Pendant très longtemps et maintenant encore, les hommes ont été plus largement soutenus, programmés et bénéficient de plus de moyens de productions que les femmes. Il y a donc besoin d’un peu de vigilance pour qu’on ne reproduise pas cet écueil. Il m’est arrivé de dire à des hommes cette saison, dont le spectacle m’intéressait pourtant beaucoup, que je tenais à présenter une programmation paritaire cette année.

"Nous nous rapprochons aussi fortement du Théâtre des Clochards Célestes"

Vous vous entourez notamment de Johanny Bert qui travaille sur cette société mélangée (pour les enfants et les grands, pour des marionnettes et des comédiens…). Quelle sera sa place dans la saison ?
Il sera artiste complice au moins pour les quatre prochaines saisons. Ça me paraissait important d’avoir un artiste qui reste proche du projet, car le Théâtre de la Croix-Rousse a toujours été dirigé par des artistes (Philippe Faure puis Jean Lacornerie). Johanny connaît bien ce lieu, le théâtre et le territoire, il a vécu à Lyon, il est Auvergnat.

Cette saison, on va travailler sur la création du Processus, un texte de Catherine Verlaguet avant tout à destination des adolescents, sur le sujet de l’avortement. C’est un seul en scène d’une comédienne qui sera Juliette Allain, formée au CNSAD. Ce spectacle a été conçu pour être en itinérance, dans les classes. Au fil du travail, les lycéens ont exprimé l'idée que ce serait bien que leurs parents entendent cela. Donc, il y aura une version salle, en janvier. Johanny Bert présentera aussi Une épopée, créé juste avant le Covid et peu vu jusque-là. C’est une expérience unique et j’espère inoubliable, l’occasion de vivre une saga théâtrale qui s’étale de 10h à 16h pour les enfants à partir de 8 ans. C’est l’histoire de deux jeunes qui partent à la découverte du monde, avec un propos sur le dérèglement climatique. Il y aura des pauses régulières, des goûters, des moments de calme avec sieste au casque. Et Johanny va aussi préparer des projets pour les années à venir. Il sera aux Célestins avec Hen. Je ne peux qu’encourager les gens à voir cela. Si on voit Processus, Hen et Une Épopée on aura une vision assez complète des facettes du travail de Johanny.

Ce travail mutualisé semble de plus en plus accru avec les institutions culturelles lyonnaises ?
Oui, nous nous rapprochons aussi fortement du Théâtre des Clochards Célestes et c’est très important pour nous. Ils vont présenter un spectacle en hors les murs chez nous (Étienne A, en février) mais nous leur avons donné une carte blanche pour développer des résidences qui seront dans le studio. Ça va permettre à des compagnies lyonnaises de se développer — passer d’une salle de 50 places jusqu’à une de 600 comme ici demande différents stades de développement.

On va aussi accueillir l’université nationale d’automne de HF [NdlR : association pour promouvoir l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture] en novembre. Avec la Villa Gillet, on va organiser un débat dans le cadre du festival Mode d’Emploi avec Philippe Quesne, sur les questions des enjeux du vivant aujourd’hui dans la création contemporaine. On s’associe au CHRD autour du spectacle de Pauline Hercule et Pierre Germain Ce que vit le rhinocéros (en mars), une fable sur des animaux qui sont dans le zoo du camp de Buchenwald.

Comment la crise du Covid va-t-elle impacter cette rentrée culturelle ?
On ne sait pas si cette saison aura lieu. Ici, on commence par des artistes réunionnais, brésiliens… Vont-ils pouvoir venir ? La reprise en juin ne s’est pas traduite par une ruée dans les théâtres. Ça a été très positif pour les festivals, l’événementiel. À la Croix-Rousse, nous avons été préservés car nous avions peu de spectacles en mai-juin mais, avec une limitation à 60% de la jauge, on n’a refusé personne.

Maintenant on essaie d’apporter les réponses nécessaires au public pour le rassurer. On rouvre en jauge pleine, passe sanitaire obligatoire et respect des gestes barrière. Il faudra certainement embaucher des personnes supplémentaires pour vérifier ce pass. Si on peut jouer, je serai très contente car ça nous a tellement manqué de faire du théâtre, d’être en lien avec le public et de présenter le travail des artistes... Mais il faut se souvenir que notre objectif premier est la démocratisation de l’accès à la culture et se retrouver dans une situation où on va devoir faire du tri à l’entrée n’est pas la raison pour laquelle on s’est engagé dans ce métier, c’est même l’antithèse. J’ai envie qu’on puisse jouer mais ce n’est pas simple. Ce qui me préoccupe beaucoup, ce sont les groupes scolaires. J’ai peur que beaucoup de professeurs ne puissent pas organiser des sorties sur le temps scolaire si toute la classe n’a pas le passe sanitaire [NdlR, la vaccination est possible dès 12 ans depuis le 15 juin]. Et ça a un impact économique aussi.

Avez-vous des aides spécifiques ?
On a eu une aide de la Ville en 2020 avec le fond d’urgence mais, contrairement au théâtre privé, nous n’avons pas eu d’aide sur le manque à gagner de la billetterie. Personne n’a failli pour le moment mais c’est maintenant que la question va se poser. Jusque-là, on a été très soutenu en France (remise de charges, chômage partiel, fonds de solidarité…). Je n’ai aucun grief à faire. L’inquiétude est pour maintenant. Avec le passe sanitaire et le public qui risque d’être moins au rendez-vous, est-ce qu’on va nous soutenir sur le manque à gagner de la billetterie et les déficits qui risquent de suivre ? Car on a prévu une programmation qui compte sur des salles bien remplies.

Présentation de saison avec Johanny Bert, Ludmilla Dabo et David Lescot
Au Théâtre de la Croix-Rousse le lundi 13 septembre à 19h30 ; entrée libre


Spectacle d’ouverture

Appuie-toi sur moi, par la compagnie Cirquons flex, 55 min, dès 8 ans. Circassiens réunionnais et un musicien live sous chapiteau sur le parvis du théâtre, du 22 au 26 septembre (mer, ven à 20h, jeu à 19h30, sam à 11h et 19h30, dim à 16h) ; de 5€ à 27€


Repères

1983 : Naissance à Boston, États-Unis

1994 : Arrivée en France

2007 : Chargée de projets artistiques à l'Ambassade de France de Tokyo

2009 : Chargée des relations internationales au Centquatre à Paris

2011 : Chargée des arts de la scène à l’Institut Français du Japon

2012 : Secrétaire générale et conseillère artistique du Festival Automne en Normandie et du Festival Terres de Paroles

2015 : Directrice de production et du développement pour Vincent Macaigne et Mohamed El Khati

2016 : Attachée culturelle à l’Institut Français et l'Ambassade de France du Chili

2018 : Directrice artistique au French Institute Alliance Française à New York

2021 : Directrice du Théâtre de la Croix-Rousse

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