L’Homme de la cave / Décrivant la mécanique du complotisme et du harcèlement, le nouveau Philippe Le Guay éclaire le présent par le passé et met en lumière les penchants sinistres de l'âme humaine. Conversation avec le cinéaste et ses interprètes, François Cluzet et Jérémie Renier.
D’où vient cet “homme de la cave” ? Est-il une métaphore ?
Philippe Le Guay : Absolument. C’est la conjonction de plusieurs choses. D’abord une histoire, et puis un thème autour d’une sorte de fléau contemporain qui est le complotisme — ces gens capables de dire inlassablement : « est-ce que la vérité est vraiment la vérité ? Il faut se méfier des vérités officielles, on va poser des questions… », non pas pour arriver à une vérité plus haute comme ça doit être le cas pour les savants et les historiens, mais pour brouiller la vérité. Enfin, avec le fait que le personnage de Françoise Cluzet est dans une cave, il y a quelque chose de beaucoup plus émotionnel, d’angoissant, qui se rattache à la grande tradition du thriller. Cette conjonction a été un détonateur.
Un tel film, qui explore des zones sombres de la nature humaine comme les souterrains d’un immeuble, oblige-t-il à sortir des choses que l’on refoule ?
PLG : On a tous en nous des choses que l’on refoule : des démons, des mauvaises pensées, des mauvaises pulsions. Et tout à coup, à l’occasion d’un film, va pouvoir les explorer et les laisser sortir de soi. Pour moi ici, il y a deux sortes de refoulements. Pour Simon — le personnage que joue Jérémy Rénier —, il est juif mais il ne veut pas se laisser encombrer par l’héritage familial. D’une certaine façon, il est dans un évitement. Pas tellement dans un refoulement, ni une censure, mais il veut aller de l’avant. Quant au personnage de François, l’idée est un peu que lui, il dit « ce que tout le monde pense mais ne dit pas ».
Jérémie Renier : Je n’ai pas eu besoin d’aller rechercher des choses cachées en moi pour trouver mon personnage. Il est attaqué de toutes parts, il se retrouve étouffé par quelque chose qu’il ne maîtrise pas, qu’il n'a pas vu venir et au fur à mesure, il se rend compte que ça le brise. Il redécouvre un enracinement qu’il avait mis de côté, d’où il vient… Mais plus qu’un travail personnel, c’est l’échange entre François et moi dans l’évolution de son personnage qui m’aide.
François Cluzet : Je crois que nous sommes des interprètes : on a une partition, on essaye de la suivre et ce que l’on ne comprend pas, on le voit avec l’aide du metteur en scène, pour éviter les contresens.
C’est la même chose d’interpréter un héros ou un monstre ; la seule différence avec le héros, c’est qu’on retrouve toujours les mêmes antiennes : il est courageux, beau, sensible, respectueux, tout ce que vous voulez ! J’en ai joué certains — assez peu d’ailleurs — et j’ai vu que ça flattait beaucoup l’ego de se prendre pour ces gars-là. Là, c’est encore plus intéressant parce que les acteurs souvent sont ambigus et complexes. C’est comme ça qu’ils peuvent attirer certains metteurs en scène. Ils peuvent avoir en eux aussi bien la haine que l’amour. On l’a, cette haine. C’est pour cela que ce film arrive à point nommé : c’est la première fois que je vois un script avec ce cheminement, qui montre comment ils s’y prennent — parce que d’habitude, on ne voit que les effets. Les types comme mon personnage sont des gangrènes, et la façon dont ils s’y prennent pour être écoutés est vraiment diabolique. Il n’ont aucune agressivité, beaucoup de politesse, beaucoup de respect, une voix très basse, très douce… Ils se victimisent, on les écoute et là… Ils ne posent pas des questions, ils REMETTENT en question l’Histoire.
PLG : Quand François m’avait demandé comment jouer ce personnage, je lui avais dit : « c’est toi la victime », car il se vit comme une victime. Récemment, j’ai relu de vieux entretiens de Céline, à son retour en France à Meudon dans les années 1950. Il était dans cette perpétuelle autojustification : lui avait vu la catastrophe arriver, mais tout le monde était contre lui, et tant pis si c’est lui qui payait pour tout le monde… Évidemment, il ne dit pas un mot de ses pamphlets… Le personnage de François adopte le même système de défense. Par ailleurs, il y a de la sincérité chez lui. Quand la fille du couple lui dit « casse-toi tu pues ! », à la manière dont il reçoit cette insulte, on sent qu’il est blessé. « Tu dis que je pue parce que je vis dans une cave ? Tu ne crois pas que j’aimerais être dans un bel appartement ? » Il répond de manière “humaine“, en dépit de son personnage.
Pour vous, a-t-il acheté la cave par hasard ou ciblé une famille juive ?
PLG : Il l’a achetée par hasard. Enfin, c’est l’explication que je me donne : il était aux abois, il avait besoin de vivre dans un endroit, il achète cette cave et après coup, quand il connaît les identités de ses propriétaires, il s’engage dans une sorte de duel et y trouve son plaisir.
Comment avez-vous construit le personnage de l’épouse de Simon et son évolution plus radicale que celle de son mari ?
PLG : J’avais envie que ce couple, qui s’entend très bien et propose une image parfaite de l’harmonie, voit le fossé entre eux s’agrandir, que quelque chose se déchire. Et je me suis dit que ce serait intéressant qu’elle ait un père qui colporte de vieilles idées qui ne sont pas l’expression d’un racisme, mais d’une sorte d’inconscient un peu délétère : « les médecins juifs sont merveilleux ; mon voisin du Cameroun qui fait du bruit dans la cage d’escalier » etc. Des choses qui la font réagir alors que le personnage de Jérémie, qui en a entendu plein, n’en fait pas une histoire personnelle. Elle a choisi un mari et une belle-famille juive, c’est peut-être aussi parce qu’elle avait besoin de s’arracher à cette vieille France un peu réac…
Fonzic, l’homme de la cave, disparait comme il apparaît. Ce qui signifie aussi qu’il peut réapparaître n’importe où et n’importe quand. Son évanescence est à la fois inquiétante et pessimiste…
PLG : Je voulais que le couple résolve la situation — surtout le personnage de Jérémie, en affrontant le personnage. Sans non plus finir dans une fiction utopiste, où l’on en est débarrassé. Il y a donc une fin qui est émotionnelle sur la famille mais qui, sur le fond du problème, continue à être oppressante. Dans les films américains, on tue le méchant. Mais cela ne suffit pas, malheureusement…