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Bulle Ogier : « Maîtresse est le film le plus joyeux que j'ai fait »
Par Vincent Raymond
Publié Mercredi 6 octobre 2021 - 8178 lectures
Photo : © Tamasa
Bulle Ogier
Festival Lumière / Discrète et indispensable égérie du cinéma de la fin des années 1960 à nos jours, Bulle Ogier figure parmi les invitées d’honneur de cette 13e édition du Festival Lumière. Sa présence, et celle de tous les personnages féminins libres qu’elle a incarnés, relève d’une évidence à quelques jours de la remise du Prix Lumière à Jane Campion, dont Bulle Ogier peut être considérée comme une inspiratrice et précurseuse. Conversation avec une idole…
Trois films dans lesquels vous jouez vont être présentés durant le Festival Lumière. Avez-vous participé au choix de leur programmation ?
Bulle Ogier : Thierry Frémaux et Maelle Arnaud ont choisi La Salamandre d’Alain Tanner et Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette. Même si je considère que c’est plutôt le film de Juliet Berto et de Dominique Labourier, je suis très contente de le présenter pour Juliet, Jacques et d’autres qui ne sont plus là comme Suzanne Schiffman qui a travaillé au scénario. Et parce que c’est un film joyeux de Rivette — peut-être même le seul qui soit joyeux. Un film d’été alors que Le Pont du Nord est un film d’hiver. Ils avaient aussi choisi La Vallée parce qu’ils disaient que c’était un tournant de la fin des années 1960-début des années 1970 ; à la place j’ai pris Maîtresse. J’ai appris après qu’il passait à la télé — ce que je ne pouvais pas imaginer, étant donné qu’on est dans une période de régression un peu puritaine — alors que La Vallée ne se montrait jamais ! Les Lyonnais vont rentrer dans un autre voyage, plus sulfureux (sourire).
Dans votre livre, vous expliquez que la préparation de Maîtresse (1976) a duré longtemps, et bien avant que Gérard Depardieu n’accède à la notoriété par Les Valseuses (1973)…
La vérité, c’est que je l'avais vu dans la pièce Sauvés d’Edward Bond, mise en scène par Claude Régy. Et j’avais été complètement fascinée par son jeu : je l’avais trouvé totalement extraordinaire. J’en avais parlé à Barbet Schroeder : il fallait absolument qu’il le voie. Et quand Barbet a décidé de faire ce film, on l’a préparé en allant visiter des dominatrices — des maîtresses — surtout une, Mado, qui était très sympathique. L’histoire du film est un peu la sienne : à un moment, elle est tombée amoureuse de quelqu’un et n’a plus voulu faire ce truc. Mado était magnifique, on allait tout le temps dîner chez elle. Elle avait un entresol où tous les amis venaient : Werner Schroeter, Jean-Pierre Rassam… Elle tenait table ouverte, avec du champagne, et ça finissait en général avec l’arrivée de quelques vieilles copines qui faisaient le tapin à Châtelet et qui avaient froid.
On a recueilli beaucoup d’information chez cette merveilleuse Mado. C’était très amusant, ça faisait partie de la vie de cette année-là… Et c’est aussi comme ça qu’on s’est connus avec Gérard, avec sa femme Élisabeth et leurs deux petits enfants. Mais au moment où on devait faire ce film, en 1973, Bernardo Bertolucci a proposé à Gérard de faire 1900. Gérard, qui ne pouvait pas refuser ce rôle carrément magnifique avec Bob De Niro, a demandé à Barbet de reculer son film. Et Barbet a bien sûr cédé. Comme il y a eu des dépassements sur le film de Bernardo, Maîtresse est sorti en 1976, avec une préparation démarrée en 1972. À l’époque, la domination était complètement secrète, c’était une minorité sexuelle, si je peux dire — et ça l’est toujours, à part pour les grandes boutiques qui se sont mises à mettre des menottes et des chaînes partout.
Je ne sais pas s’il y aura suffisamment d’amateurs dans la grande salle pour voir ce film. En tout cas, je tiens à dire que c’est le film le plus joyeux que j’ai fait ! C’était magnifique de joie. D’abord parce que les participants étaient très contents d’être filmés, parce que Néstor Almendros parfois se voilait la face et ne pouvait plus regarder la caméra ; enfin parce que Gérard rigolait tout le temps… Enfin, c’était joyeux ! C’est difficile à faire croire, quand on voit le film…
Marc’O qui lui-même venait du lettrisme
Avec le tournage de La Vallée, en travaillant avec Marc’O, Tanner, Rivette, vous avez pris part à d’importantes avant-gardes artistiques ou sociétales. Pour vous, c’était naturel, dans l’ordre des choses ?
J’avais conscience que c’était un peu “hors norme“, je dirais. Et c’était naturel par le fait que j’avais traversé sept ans avec Marc’O qui lui-même venait du lettrisme, de Debord et du situationnisme, de Breton, en commençant par les existentialistes et le Tabou où Boris Vian jouait de la trompette (sourire). Durant ces sept années de théâtre à l’American Center, on était très touchés par la Guerre d’Algérie. Je me souviens de Pierre Clémenti, arrivant et criant : « c’est la quille, bordel ! » lorsqu'il a réussi à se faire réformer. Il y avait des tas d’autres garçons français qui faisaient tout pour se faire réformer et ne pas faire la Guerre d’Algérie, mais c’était aussi un refuge d’étudiants américains qui ne voulaient pas aller au Vietnam. Donc on était quand même un peu politisés. Un peu beaucoup, même ! La célébrité ne nous intéressait pas et l’argent non plus : on pouvait vivre sans argent, comme on ne peut plus le faire maintenant. Quant à la célébrité, elle est venue ; on ne s’est pas battus pour ça, on ne l’a pas choisie ni cherchée…
C’est d’ailleurs en rentrant du tournage de La Vallée que vous avez découvert que La Salamandre avait rencontré un grand succès à Cannes et que votre personnage, Rosemonde, était devenue une célébrité…
Quand nous sommes revenus de chez les Papous, on avait la tête ailleurs. Et moi, j’avais oublié La Salamandre ; je ne pouvais pas même m’imaginer que ç’avait été à Cannes. Enfin… je n’y pensais pas. C’était fait, j’imaginais que ça serait très bien, mais je ne pensais pas en rentrant que ça avait eu une telle répercussion à Cannes. Et après, finalement j’ai appris — parce j’avais oublié ou peut-être je ne le savais même pas — par le livre de Tanner Ciné-Mélanges que ça avait été jusqu’aux Oscar pour le film étranger. Et avoir été sur scène au Chinese Theater pour les Golden Globes, sans trop savoir ce que je faisais là. La seule chose qui m’intéressait, c’était de rencontrer Jacques Tati qui s’était réfugié à Los Angeles et qui ne faisait plus de films ! Quand je me suis retrouvée sur la scène, je n’étais pas vraiment préparée. J’ai rencontré les journalistes qui me disaient tout le temps que je ressemblais à Giuletta Masina. Je ne savais pas si c’était un compliment ou pas : je ne voyais pas beaucoup de points communs entre elle et moi ; peut-être qu’il y en avait pour eux parce que j’avais les cheveux courts et que j’étais pas très habillée.
À ce moment-là, quand cette Salamandre et L’Amour fou sont sortis simultanément à New York, avec Le Charme discret de la bourgeoisie, j’ai été nommée par la critique la “Meilleure actrice étrangère” avec Liv Ullman.
Pour vous, un rôle est une expérience. S’agit-il d’une expérience au sens collectif dans l’aventure d’un film ou d’une pièce, ou bien dans la rencontre avec le personnage ?
Hmm… La rencontre avec le personnage, c’est très important, c’est certain. Pour l’expérience d’équipe, il faut vraiment être au centre du film. Mais ce n’est plus le cas depuis plusieurs années. N’est-ce pas comme ça pour tous les acteurs ? Effectivement, pour tous les acteurs, c’est une expérience d’être face à une caméra et de jouer un rôle au cinéma. Parce que le temps est réduit et qu'il faut arriver à faire passer des choses qui mettraient plusieurs jours : le temps est complètement réduit puisque c’est en principe 1h45, un film. Et ça se fait à travers le montage, à travers les gros plans…
Vous avez participé à des expériences incomparables dans la mesure où le tournage a été une aventure (comme La Vallée justement ou Out One de Rivette) qui ont dû demander un investissement personnel particulier…
Ah oui, c’est incomparable. Mais c’est extrême. Out One, c’est vraiment le vertige, mais j’avais déjà côtoyé cette façon de travailler sur l’improvisation avec Rivette sur L’Amour fou, à partir d’éléments qu’il nous donnait. Comme je l’avais déjà expérimenté dans un film de 4h30 auparavant, je ne voulais pas re-répéter une chose qui était venue spontanément de moi-même. Mais ça n’a pas du tout contrarié Rivette, qui a eu beaucoup de plaisir dans ce film.
Vous le dépeignez dans votre livre de manière extrêmement joyeux et fantaisiste. Ce n’est pas le visage que l’on a forcément de lui…
Tant mieux, je suis ravie que cela soit ça qui sorte, parce que c’était… ça !
Ce recueil de souvenirs porte un titre qui tient à la fois du paradoxe et du mensonge puisqu’il s’appelle J’ai oublié. Et qu’en réalité, vous vous souvenez de tout…
Pas beaucoup, non… Il y a des choses que j’oublie. Mais je me souviens de beaucoup de choses à Lyon au théâtre avec Lavaudant, Planchon, Chéreau… On a créé avec Claude Régy Grand et Petit de Botho Strauss, on s’est fait esquinter et après à Paris on l’a repris et on l’a amélioré, et les gens l’ont découvert. C’est des grands souvenirs, ça. Lyon, c’est les grands souvenirs avec Piccoli, aussi. Et avec Luc Bondy.
De l’Amérique, ce que j’ai retenu surtout, c’est d’avoir été en voiture tout le temps, tout le temps, tout le temps, tout le temps… Et d’avoir passé mon permis de conduire américain sept fois à cause du code : les questions n’étaient pas posées comme dans le livre et je ne comprenais pas. Mais il y a une phrase que j’ai retenue, qui est tout particulièrement américaine : keep going, never give up ! Ça, ça m’est resté !
Et puis je me souviens des freeways en Californie comme je me souviens des Papous, mais aussi de mon dernier voyage au Chiapas…
Avez-vous un projet cinématographique en cours ?
Pas du tout ! (rires) Je ne veux plus tellement être à l’image sauf si c’est incontournable. Là, j’ai fait un film de Claire Denis, où je suis la mère de Vincent Lindon. Car pour moi, c’était incontournable…
Souvenirs à l’imparfait
La venue de Bulle Ogier est une excellente occasion de rappeler la parution il y a deux ans de son recueil de souvenir co-écrit avec Anne Diatkine, J’ai oublié (prix Médicis de l’essai 2019), un voyage débutant comme le Je me souviens de Perec — mais à l’envers —, et qui cependant dévide le fil de l’existence puis du parcours de l’interprète. Née Marie-France Thielland dans un milieu bourgeois tôt séparée de sa famille paternelle très conservatrice pour vivre avec sa mère peintre, Bulle Ogier va devenir sur les scènes underground puis au cinéma l’incarnation naturelle d’une modernité décomplexée. Tout aussi décomplexé est le récit qu’elle fait de sa carrière, où davantage que l’ambition, la fidélité aux amitiés artistiques (Werner Schroeter, Marguerite Duras, Daniel Schmid, Jacques Rivette, son compagnon Barbet Schroeder…) tient lieu de boussole. Sa fille Pascale, inoubliable interprète des Nuits de la pleine lune, est aussi naturellement évoquée, dans le partage de leurs moments d’absolue proximité et complicité, prolongeant sa lumière.
Bulle Ogier avec Anne Diatkine, J’ai oublié (Points)
Bulle Ogier au Festival Lumière
Rencontre avec Bulle Ogier : Masterclass à la Comédie Odéon jeudi 14 à 15h15
La Salamandre d’Alain Tanner (1971) au Comœdia mercredi 13 à 17h15, Pathé Bellecour vendredi 15 à 14h45, UGC Confluence samedi 16 à 11h
Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette (1974) au Cinéma Opéra mercredi 13 à 20h, Lumière Terreaux jeudi 14 à 14h30
Maîtresse de Barbet Schroeder (1976, , int –16 ans) à l'Institut Lumière mercredi 13 à 16h30, Sainte-Foy-lès-Lyon jeudi 14 à 20h
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