Thriller / Les tourments d'un flic droit malmené par sa conscience ainsi que par une séduisante manipulatrice, au cœur d'un polar fatalement stylisé où Park Chan-wook convoque l'Histoire et — naturellement — la cruelle amertume de la vengeance. Prix de la mise en scène à Cannes 2022.
Le corps d'un homme est retrouvé en bas d'une falaise. Tout porterait à croire à une chute accidentelle, mais l'obstiné Hae-Joon s'attache à la personnalité de Sore, son épouse, d'origine chinoise. Car pour ce flic intègre et méthodique, quelque chose cloche dans l'attitude de cette veuve en apparence au-dessus de tout soupçon, bien plus jeune que le défunt. Pire que tout : il a conscience d'être profondément troublé par son charme qu'il devine vénéneux...
À l'Ouest, rien de nouveau dit-on depuis Remarque. Voyons donc à l'Est, et particulièrement du côté de la Corée du Sud, où semble s'être réfugiée toute cette ambition romanesque et narrative dont le cinéma étasunien croit pouvoir se passer. Car depuis l'avènement de l'ère des super-héros, les polars à intrigues emberlificotées n'existent plus à Hollywood que sous forme de résurgence nostalgique ou référentielle (Knives Out-À couteaux tirés, Nightmare Alley, les adaptations — réussies — d'Agatha Christie par Kenneth Branagh), alors qu'elles constituaient jadis la came ordinaire du spectateur.
La nature ayant horreur du vide, la génération des cinéastes coréens nés autour de 1960 a repris ce fécond flambeau depuis une trentaine d'années, fourbissant patiemment ses armes pour finir par déplacer le centre de gravité du cinéma mondial avec le sacre de Bong Joon-ho en 2019. Mais il n'y aurait pas eu de Parasite sans le travail de sédimentation effectué par Lee Chang-dong, Kim Ki-duk, Hong Sang-soo, Lee Myeong-se ni, surtout, Park Chan-wook. Révélé au grand public à Cannes par Old Boy (2004) qui mit rétrospectivement en lumière JSA (2000) et Sympathy for Mister Vengeance. Trois œuvres où les cicatrices du passé, la vengeance et/ou la politique sont les ferments des crimes du présent. Trois films à l'issue fatale ou dramatique. Decision To Leave s'inscrit dans cette lignée brillamment sombre.
In the mood for murder
Il fallait ce long préambule en forme de recontextualisation pour rappeler l'importance de l'arrière-plan chez Park Chan-wook, qui n'aime rien tant que plonger (piéger) ses personnages dans des réseaux de contraintes morales, historico-politique et/ou familiales afin d'exploiter ensuite leur mauvaise conscience et les mener sur le chemin de l'expiation ou de la réparation. Avec les manquements déontologiques et conjugaux qu'il pense commettre et la culpabilité (réelle ou imaginaire) qu'il charrie, Hae-Joon pourrait être un héros tourmenté de polar protestant nordique, ou l'un de ces New-Yorkais névrosés apparaissant chez Scorsese, Ferrara, Allen ou De Palma.
La différence, c'est que l'interrogatoire au troisième degré se pratique en dégustant des sushis de luxe en compagnie de la suspecte (qui aide à desservir les plats après le repas, sans pour autant s'être mise à table) ou dans la cuisine du policier autour de la confection d'un plat chinois. Mis en scène comme un ballet lascif et pervers, les échanges entre Hae-Joon et Sore jouent avec cruauté sur l'impossibilité de leur romance, se bornant à des frôlements et des empêchements symétriques. Et c'est davantage les conventions que l'empilement des soupçons et des cadavres — McGuffin de cette histoire — qui privent le policier de s'abandonner aux délices de la passion.
La passion au sens étymologique du terme est d'ailleurs la grande gagnante de Décision To Leave qui peut rivaliser en raffinement dramatique avec les finales des tragédies antiques. Park Chan-wook parvient ici à revisiter le motif du coucher de soleil langoureux au bord de la mer pour mieux le dépouiller de toute sa substance romantique. Vous ne verrez plus jamais une plage de la même manière.
★★★★☆ Decision To Leave
Un film de Park Chan-wook (Co. du S-Chi, 2h18) avec Tang Wei, Park Hae-il, Go Kyung-pyo...