Jean-Pierre & Luc Dardenne : « jouer, ce n'est pas un acte individuel, c'est un acte avec les autres »

Tori et Lokita
De Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne (Bel, Fr, 1h28) Avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Alban Ukaj

Cinéma / Exceptionnellement absents du Festival Lumière cette année pour cause de tournée de présentation de leur nouveau long-métrage outre-Manche, les Dardenne se penchent sur la question des mineurs non accompagnés dans "Tori et Lokita". Une plongée dans l’exploitation humaine, tempérée par la lumineuse relation entre les héros. Entretien exclusif avec deux cinéastes belges et humanistes.

Vous retrouvez ici une radicalité qui rappelle celle qui irriguait vos premiers films. Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Pierre Dardenne : Nous étions en colère, par rapport à cette situation des MNA [NdlR : mineurs non accompagnés]. On s’est dit « on doit faire ce film maintenant ».

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La situation des MNA est-elle régie par les mêmes règles dans tous les pays d’Europe ? 
Luc Dardenne : Ah ! Ça c’est une question à laquelle je ne pourrais pas prétendre répondre de manière très précise. En Belgique, ils sont accueillis dans des centres — je ne peux pas en donner le nombre exact, mais il me semble qu’il y en a de plus en plus — et pris en charge jusqu’à l’âge de 18 ans. Et si à 18 ans ils n’ont pas reçu leurs papiers, ils sont remis à la frontière par la police, sauf s’ils ont disparu. C’est ce que font la plupart d’entre eux : ils disparaissent. Ils savent qu’ils n’auront pas leurs papiers, ils ne veulent pas rentrer. Parce que comme Lokita, ils sont mandatés par leur famille pour envoyer de l’argent au pays, alors ils disparaissent pour continuer à essayer d’envoyer de l’argent et ils rentrent dans la clandestinité.

Mais jusqu’à l’âge de 18 ans, normalement, dans nos pays, ils sont pris en charge par les institutions. C’est la situation légale. Peut-être qu’il y en a un certain nombre qui s’arrangent pour ne pas entrer dans ces institutions, parce que la Belgique est un endroit de passage pour eux. Mais a priori — information à recouper — ils ne sont pas abandonnées dans les rues.

Ces mineurs non accompagnés ne doivent pas avoir envie d’être sous les feux des projecteurs ; vous a-t-il été possible d’échanger directement avec quelques-uns d’entre eux ?
LD : Non… Comme vous dites, pourquoi parleraient-ils à des étrangers ? Déjà qu’ils ne parlent pas aux éducateurs — à leur avocat peut-être, mais pas à nous. Et on n’a pas voulu forcer non plus le dialogue en disant : « voilà, on aimerait savoir… »  On n’a rien fait ; simplement, on est allé dans les centres, où on était déjà allé avant ; mais pour passer quelques jours et voir comment la vie se passe : les chambres, la nourriture…  Comment on vit dans un centre. Mais ce sont surtout les éducateurs qui nous ont parlé ; parfois des médecins, aussi. Et il y a eu une revue française très importante quand on a pensé à notre scénario, c’est La Revue de l’enfance et de l’adolescence, qui a fait un numéro spécial sur les enfants mineurs, les exilés et les nouvelles maladies développées par ces jeunes. Car dans l’histoire de l’Europe, il y a eu des déportations d’enfants mais c’est la première fois que des jeunes mineurs migrent volontairement. Ils ont développé de nouvelles maladies dues à leur solitude d’exilés. On était parti sur l’idée de faire un film autour de l’amitié de ce garçon et de cette fille, c'est venu nous conforter dans notre intuition. 

On est parti sur sur l’idée d’une amitié indéfectible qui était un peu comme leur territoire d’asile : comme vous le savez, quand on migre, on cherche des siens là où on arrive. On cherche une famille, un ami, une amie, pour survivre, à la fois pour vous rappeler d’où vous venez et pour faire un sas avec l’endroit où vous arrivez.  On s’est dit qu’on allait centrer notre film sur cette amitié que mon frère et moi appelions leur  “territoire d’asile”, leur “terre d’asile“ pour survivre. Une amitié qui ne servirait pas à construire une intrigue avec des trahisons, des pardons, etc. mais qui soit là, inentamable et belle, qui soit à eux et que personne ne puisse leur enlever.

La Chanson de Lokita

Vous parlez de territoire ; or il y en a un autre — un peu symbolique — qui est celui qui ouvre le film : la musique. Dans vos films, la musique extradiégétique n’est pas présente ; ici, elle constitue un élément de communion mutuelle puisqu’ils se retrouvent par la chanson…
LD : Au tout début, avant de faire celui-ci, on avait tourné autour d’un autre scénario et le personnage féminin chantait. Le titre était La Chanson de Lokita — c’est un des premiers titres. C’est resté, visiblement. Et comme vous l’avez vu, cette chanson est aussi effectivement un peu leur territoire, leur terre d’asile. D’une part, ça permettait de raconter qu’ils étaient passés par la Sicile. Quelqu’un leur avait appris une chanson — une dame qui avait été bienveillante avec eux. Cette chanson est devenue un peu, si je peux dire, leur hymne national. L’hymne de leur amitié qui sert un peu de chant de ralliement. Et qui remplace parfois l’absent puisque quand ils ne sont plus ensemble, ils ne peuvent plus vivre — en tout cas Lokita. Leur amitié est indéfectible et la condition pour eux de pouvoir continuer à vivre. Elle remplace l’un ou l’autre, cette chanson, lorsque Lokita est absente ou lorsqu’ils se retrouvent, il y a ce rôle qui est très important pour nous, qui fait qu'elle revient à plusieurs reprises. Et leur autre territoire, c’est la berceuse. 

Mais c’est vrai que cette chanson, qui revient en plus en générique de fin, a un rôle important dans le film. C’est leur ode à leur vie, à leurs espoirs, à ce qu’ils souhaiteraient pouvoir faire dans ce pays où ils sont rentrés, la Belgique.

Cette chanson est donc le territoire commun, mais il y a aussi le territoire de Tori qui est plus le territoire des arts plastiques…
JPD : Oui, il fait des dessins, dont un qu’il offre à sa sœur. C’est lui qui aménage la chambre, qui décore. Et c’est vrai que ce dessin va jouer également un rôle pour signifier leur amitié et en même temps constituer le stratagème pour essayer de rejoindre sa sœur. 

Tous les deux possèdent un imaginaire. Ce sont peut-être les seuls à avoir cette particularité alors que tout les ramène au terre à terre et au matériel. Tous ceux qui sont autour d’eux réclament de la matérialité…
LD : Oui, tout à fait. Les autres leur réclament d’être comme des animaux aux aguets. Tout le temps en train de courir, d’avoir peur, de fuir, de se taire, d’obéir, d’être dressés. Et là il s’évadent, ils sont heureux. Comme dans leurs jeux, dans la chambre. C’est vrai que ce sont les deux seuls à vivre un moment plus humain, une humanité supérieure à celle qui leur est demandée. Mais il va aussi à l’école, ils ne sont pas que dans des lieux où on leur demande d’obéir et de réagir comme des bêtes, mais dans les endroits où les montre, oui, effectivement.

JPD : Le rapport à tous les adultes qui sont dans le film, mis à part les gens du centre, ce ne sont que des rapports dictés par l’argent : on leur demande tout le temps de donner ou d’envoyer de l’argent ; de rembourser des dettes… Tout le temps ! Ce ne sont que des rapports de marchandises. Ils doivent donc tout le temps se préoccuper d’en avoir pour pouvoir le donner, pour pouvoir continuer à vivre.

LD : La musique, donc l’art, la chanson, l’évasion, la belle évasion, elle a été procurée par une femme  en Italie qui leur a appris cette chanson. Il y a une vraie bienveillance de cette femme — vraisemblablement à Lampedusa parce que c’est là que les migrants attendent en général.

C’était une espèce de pari

Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec des jeunes comédiens, mais comment avez-vous travaillé pour cette expérience particulière ?
JPD : C’est la première fois qu’on travaille avec deux personnages principaux, qui sont quasiment tout le temps à l’écran ensemble, qui n’ont jamais joué. Souvent — comme lorsque nous travaillons avec une jeune fille ou un jeune homme — à côté d’eux, en grand partie, il y a un adulte qui est un comédien d’expérience.  Pour nous c’était une espèce de pari. Alors comment nous travaillons ? Une fois qu'on les a choisis, on s'est dit qu’on avait fait bon choix. On espérait aussi qu’en les mettant ensemble, ça allait accrocher parce que ça on ne le savait pas. Si chacun de son côté nous semblait bien, ensemble il fallait qu’on voie ce que ça donnait. Nous faisons des répétitions pendant quatre à cinq semaines de tout le scénario, Luc et moi, avec notre petite caméra et les comédiens. Et nous travaillons, nous répétons les scènes les unes après les autres dans chaque décor, qui est en construction ou quasiment fini, ou même fini. Ces répétitions vont peut-être amener des transformations à ces décors. Nous travaillons chaque scène et c’est à travers ce travail que petit à petit, nos amis Joelly et Pablo se sont apprivoisés, nous ont apprivoisés et que nous on les a apprivoisés. Au début, ça passe essentiellement par des répétitions liées aux mouvement des corps. 

Par exemple la première scène, qui était une scène de décrassage comme on dit au football, elle était importante pour nous parce qu’il étaient deux à jouer dans la chambre, à passer en dessous du lit, etc. Nous leur avions indiqué quelques positions et mouvements que nous pensions bien faire, en même temps nous cherchions la position de la caméra.

On commence à répéter et au fur et à mesure, chacun apporte des choses ou pas — mais c’est là qu’ils apprennent que non seulement eux-mêmes ils ont quelque chose à faire et que ce quelque chose dépend de la relation qu’ils ont avec leurs partenaires. Jouer, ce n’est pas un acte individuel, c’est un acte avec les autres. Ce sont nos répétitions qui nous permettent tout ça. Comme nous avons toujours fait, mais ici, on était un peu plus stressés parce qu’on avait peur de devoir donner trop d’indications. Le grand danger, quand vous travaillez avec des comédiens qui n’ont jamais joué, en l’occurrence des enfants ou des adolescents, c’est que si vos indications sont un peu trop précises et si vous devez trop montrer vous-même, ils risquent de vous imiter. Et là c’est fichu : c’est l’enfant qui imite l’adulte. 

LD : Heureusement, grâce à leur dynamisme, à leur invention et à leurs propositions qui était différentes de ce que nous on pensait au départ, ils se sont appropriés les choses.

JPD : Ce qu’ils nous ont apporté, c’est la merveille. Ils ont été merveilleux, c’est-à-dire surprenants. Je repense notamment à la scène où ils se retrouvent après que Tori est passé dans le trou entre le séchage du cannabis et sa salle de bain, dans dans son petit logement. Quand ils se retrouvent là, qui font leur check, ça c’est une idée à eux. Et ils sont merveilleux. Et ça, c’est surprenant pour nous. On est surpris et admiratifs. On a vécu quelques moments comme cela et ça, c’est uniquement eux, c’est pas nous, c’est même pas la caméra non plus. Bien sûr, la caméra est là, elle essaye de saisir ce qu’elle peut à travers ce trou et il fallait qu’on ait le sourire de Lokita. Mais ce sont vraiment eux qui ont fait ça. On a été vraiment très heureux quand on a fini ça.

Vous accueillez le plus de propositions possibles, y compris de séquences qui peuvent naître à l’issue de ce qui est préalablement prévu…
LD : C’est entre les deux. c’est prévu parce qu’on a quand même répété leur check. On a construit parce qu’il faut que notre caméra puisse aller glisser en-dessous et qu’elle puisse saisir le visage de Lokita avant qu’elle ne remette le ventilateur contre le mur et qu’il disparaisse. Donc on répète, on construit, mais quand même ce sont eux : dans la construction, il y a de vrais moments où ils ouvrent, ils inventent. Ils sont là et ça, on ne peut pas le construire.

Une sorte de participation qu'ils glissent en contrebande…
LD : Exactement !

Quant à “faire école“…

Pour terminer, j’aimerais évoquer deux sujets d’actualité cinématographique. Le premier concerne deux films bientôt à l’affiche qui évoquent par leur facture et/ou leur sujet votre cinéma : Les Pires, qui vient d’obtenir le Valois de diamant à Angoulême et qui traite du tournage d’un film par un cinéaste belge avec des enfants des quartiers populaires du Nord. Et puis Juste une nuit, un film iranien de Ali Asgari. Ce n’est pas la première fois que l’on ressent une inspiration “Dardenne“ chez d’autres cinéastes. Comme la percevez-vous, et considérez-vous avoir “fait école” ?
LD : (rires) : On n’a vu aucun des deux (rires). Mais s’ils ne sont pas sortis, on ne peut pas les avoir vus.

JPD : Quant à “faire école“… Ah… C’est un mot… Que nos films ou certains de nos films puissent avoir eu une influence sur certains cinéastes, je dirais que ça fait un peu partie de l’histoire du cinéma et de l’histoire de l’art en général : il n’y a pas de génération spontanée. Nous nous inspirons tous, consciemment, ou peut-être même à notre insu, de choses que nous avons vues, que nous avons admirées et que nous refaisons autrement parce que c’est nous qui les habitons — pas celui ou celle qui, pour nous, est une référence. Ça fait partie du mouvement de l’art cinématographique, oui. Il y a des choses que vous avez admirées dans certains films et que vous vous réappropriez et alors, elles deviennent les vôtres. Que certains de nos films aient pu avoir ce rôle-là… Voilà, c’est bien.

Une question corollaire en lien avec la disparition récente de Jean-Luc Godard et surtout d’Alain Tanner. Ont-il exercé, l’un ou l’autre, une influence sur votre travail, en particulier le second avec Rosemonde dans La Salamandre (1971), qui semble être une lointaine ancêtre de vos propres personnages ?
Luc : Ce serait mentir que de dire oui. Mon frère peut-être, mais moi, je ne peux pas. Mais j’ai beaucoup aimé le film. Je l’ai vu plus tard, pas à ce moment-là. 

JPD : Je dirais comme Luc. En même temps, j’ai le souvenir d’un film avec une espèce de liberté, de vent qui souffle…

LD : Oui, et moi comme je l’ai vu après, je ne peux pas dire. C’est comme les films de Godard, on les voyait.

JPD : Tanner, je l’avais vu, mais je n’y avais jamais pensé, très honnêtement. Moi le premier que j’ai vu de Tanner, c’est Le Retour d’Afrique (1973) avec Josée Destoop, cette histoire de vacances du couple.

LD : Quant aux Godard, on les voyait un peu partout, si je puis dire. Et la Cinémathèque faisait des rétrospectives. Tanner, il est resté plus contrebandier pour reprendre votre expression de tout à l’heure, plus à la marge pour nous. Même si après on a vu ses films.

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