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Entretien croisé entre Claudie Hunzinger et Sibylle Grimbert : « Les animaux sont notre corps animal »

Dans son dernier roman, Un Chien à ma table, Claudie Hunzinger évoque l'amitié qui se tisse entre Sophie, qui vit aux abords de la forêt avec son mari, et la chienne meurtrie qu'elle vient de recueillir.  Dans Le Dernier des siens, Sibylle Grimbert, évoque la relation entre Gus, un jeune zoologiste, et le dernier des grands pingouins qu'il vient de sauver d'un massacre. Au cœur de leur problématique, on retrouve la question de la relation entre l'humain et l'animal et les rapports complexes de domination ou d'amitié qu'elle peut recouvrir.  Les deux autrices sont les invitées de l'édition 2023 de « À l'Ecole de l'Anthropocène » (24-28 janvier, au Rize à Villeurbanne). Séparément pour y parler de leurs livres et ensemble autour de la thématique « Soin et Fragilité » (lien PODCASTS - Fragiles et alors ? 6 émissions de Radio Anthropocène en résonance avec la Biennale de Lyon – 2022 – Manifesto of Fragility). Elles ont accepté de répondre à une interview croisée pour évoquer leurs livres, ces questions et le rôle que peut y jouer la littérature.

Comment sont nés Un Chien à ma table et Le Dernier des siens ? Quel en a été l'élément déclencheur particulier ?

Claudie Hunzinger : Je savais seulement, après Les grands cerfs, que j’avais envie de continuer à explorer le versant animal.  Je pensais à une renarde. Et c’est la vision très nette, intense, d’une scène vécue dans le passé qui s’est imposée, vraiment imposée : celle d’un chien inconnu qui avait un soir surgi au seuil de la maison. Une rencontre de regard à regard. A peine nourri, il avait disparu.
Sibylle Grimbert : Je rêvassais un jour en pensant à l'idée du dernier d'une espèce. Je pensais au dodo. Au fait de commencer à vivre avec ses semblables et un jour d'être le dernier. Je trouvais ça vertigineux, de ne plus avoir de pareil, d'être absolument seul. Cela revient à la question : « qu'est-ce que ce serait d'être le dernier des hommes ? » L'absolue solitude, la singularité totale. J'ai cherché un animal plus proche de nous et je suis tombé sur le grand pingouin qui avait comme avantage de pouvoir avoir un lien avec un être humain et d'être plus proche de nous dans un monde pas si lointain. Ça m'a paru l'animal parfait.

Il y a dans vos deux romans des similitudes dans le rapport de l'homme à l'animal et inversement. Qu'est-ce qui vous a touché dans le roman de l'autre ?

CH : La capacité de Sibylle à se glisser dans la peau d’un homme, première étrangeté. Puis dans celle d’un pingouin, animal étrange aussi. J’ai ressenti très fort cette double étrangeté qui la laissait, elle, Sibylle, un peu en dehors, en train d’observer passionnément ce qu’elle imaginait. Et elle a fait ça avec une tendresse, un humour, tous les deux magnifiques.
SG : Je trouve que Claudie a de merveilleuses descriptions de la forêt de la nature et j'aime beaucoup le lien de son personnage avec son chien. Globalement j'aime tout dans ce livre, c'est un beau livre et il n'y a pas à chercher plus loin. Mais m'intéresse aussi ce qui nous différencie et nous sommes très différentes : Claudie devient presque animale et moi je reste totalement du côté des humains. Mon personnage essaie de comprendre son animal mais par son prisme d'homme. Son personnage à elle vit comme un animal.

Vos deux livres appellent une question un peu triviale : peut-on réellement être ami avec un animal ?

SG : Je pense qu'on peut être ami avec un animal, avoir cette impression là, mais je ne suis pas sûre que l'animal puisse être ami avec nous. C'est quelque chose qu'on ne saura jamais. Sans doute se contente-t-on de notre manière de penser ce concept, avec notre langage, en y mettant le mot « ami ». Les gens qui ont des chiens disent être touchés par l'affection que leur chien leur porte mais on ne sait pas de quoi elle est faite. Et au fond peu importe.
CH : De mon côté, je me suis souvent sentie plus amie avec un animal qu’avec un autre de mes semblables.

« Un animal est notre corps. Nous ne sommes pas séparés. Nous faisons un tout. Mais avec les forêts aussi. Les fleuves. » Claudie Hunzinger

En quoi cette relation à l'animal peut-elle infléchir notre propre rapport au monde, humain trop humain ?

CH : En prenant conscience qu’un animal est notre corps. Le prolongement de notre corps. Que nous ne sommes pas séparés. Que nous faisons un tout. Mais avec les forêts aussi. Les fleuves.

Au fond, le rapport qu'on entretient avec un animal (pourquoi réagit-il comme cela ? Que ressent-il ?) N'est-il pas un peu celui du romancier avec son personnage...

SG : En un sens oui. Quand vous créez un personnage, à un moment il évolue lui aussi tout seul. Il y a des choses de moi dans Gus qui ne sont pas moi et il y a beaucoup de moi dans le pingouin.
CH : Un humain me pose d’insondables questions. Un humain pour moi, c’est l'étrangeté absolue. Un humain garde pour moi, à jamais, son noyau de mystère. Quelque chose d’irréductible. C’est le personnage par excellence. Contradictoire, problématique. Tandis qu’un animal, quelle simplicité paradisiaque.

© Marc Guenard

Claudie Hunzinger, vous nous faites comprendre dans Un Chien à ma table que l'humain s'est trop mis à part du reste du vivant, l'irruption de ce chien montre qu'il peut en être autrement ? Vous dites que Sophie s'est augmentée, s'est élargie auprès du reste du vivant, pouvez-vous expliquer cela.

CH : C’est tout mon livre. Sophie ne vit pas auprès du vivant. Elle vit dedans.

Dans le vôtre Sibylle Grimbert, Gus, votre héros, semble retrouver son humanité au contact de ce pingouin...

SG : Je ne dirais pas que Gus retrouve son humanité, je dirais qu'il la poursuit, qu'il l'enrichit par une expérience.
CH : Oui, c’est très beau dans le livre de Sibylle, cette humanité qui s’éveille au contact de l’animal, humanité au sens noble, généreux, responsable. Dans ce sens nos deux livres se complètent en explorant deux directions opposées. La grande tentation de Sophie est de rejoindre le sauvage et c’est la chienne qui s’en révèle la gardienne. Qui pousse Sophie à écrire, à sauver quelque chose de l’humanité.

Vous dites, Sibylle Grimbert, qu'une fusion se produit entre les deux, de manière à ce que Gus ne sache plus trop qui est l'homme et qui est le pingouin, jusqu'à pratiquement donner naissance à une « espèce d'espèce » hybride...

SG : Oui, je pense que c'est le propre de l'affection. Aimer un être fait qu'à un moment on a l'impression qu'on est un peu lui et qu'il est un peu nous. C'est pour cela que je dis que je suis toujours du côté des conceptions humaines. En fait, je suis toujours du côté du verbe, de ce qui est nommé.

« À l'époque de nos grands-parents on se foutait complètement des animaux. On a longtemps pensé les animaux comme infra-sensibles et uniquement utilitaires. Mais il faut faire attention aux anachronismes qui nous feraient juger cela. » Sibylle Grimbert

Pourquoi, selon vous, a-t-on à ce point négligé de prendre soin des animaux ? S'agit-il selon vous d'un complexe de supériorité de l'homme qui l'aurait conduit à se comporter ainsi ?

CH : Et comment ! Femmes, enfants, fous, animaux, fleuves, prairies, forêts, Kurdes, Ukrainiens, Indiens même sort. Exploités, dominés, asservis.
SG : À l'époque de nos grands-parents on se foutait complètement des animaux. On a longtemps pensé les animaux comme infra-sensibles et uniquement utilitaires. Mais il faut faire attention aux anachronismes qui nous feraient juger cela. On ne peut voir que ce qu'on nous a montré, on ne naît pas avec la science infuse. Si on vous dit que les animaux ne sont que des forces de travail, il n'y a pas de raison de penser autrement. Mais j'ai l'impression qu'on est en train d'arriver dans une époque où on s'intéresse de plus en plus aux animaux. C'est une conscience qui est venue tardivement, un retournement, peut-être face à la catastrophe mais il y a aussi le fait que la science éthologique s'est développée, on en parle beaucoup plus.

Peut-on y voir aussi le rôle joué par l'urbanisation, qui nous aurait fait oublier cette harmonie que vous avez retrouvée, Claudie Hunzinger, en vivant au contact de la nature, à son rythme peut-être ?

CH : Le rôle joué par l’urbanisation. Oui, sans doute. Et par l’industrialisation. Et par la folie, ou plutôt l’imbécillité de notre espèce invasive. Ce qui nous a fait perdre le sens non pas seulement de l’harmonie, ça n’existe pas l’harmonie seule, on n’est pas au paradis, mais de l’équilibre toujours oscillant entre les forces contradictoires à l’œuvre dans le vivant. Sans contradiction, pas de bataille, pas de vie. Malheureusement, on assiste à un énorme déséquilibre.

En allant vivre dans la forêt, au plus près de la nature, pour communier avec elle le plus directement possible, vous êtes également placée aux premières loges pour constater la catastrophe.

CH : Oui, au départ, nous nous pensions plutôt en dehors de la société. Pourtant, je me souviens avoir eu conscience, en effet, au moment de la construction de la centrale de Fessenheim, au bord du Rhin, d’être aux premières loges si elle explosait. D’autre part, je ne sais pas si je communiais avec la nature, ce qui est une chose mentale, spirituelle, transcendante. J’étais dès le départ enfouie dans la boue, la neige, le foin, dans ce que j’appelle la matière du monde. Si bien que tout ce qui atteignait le monde m’atteignait.

Pour évoquer la sixième extinction, qu'est-ce qui vous traverse en pensant à cette question vertigineuse qui nous amène à penser à la nôtre ?

SG : Quand l'idée m'est venue et que j'ai commencé à travailler sur le livre, j'ai cessé de penser à notre propre extinction. L'extinction des animaux suffit à mon chagrin, je trouve ça sinistre. Ça me fera beaucoup de peine de vivre dans un monde où il n'y aurait plus d'orang-outan ou de chardonneret. Parce que la diversité des êtres est une idée qui me réjouit.

La question animale traverse un nombre croissant de livres, de fictions ou non, en même temps qu'elle traverse de plus en plus le débat public. Quel rôle peut venir jouer la fiction dans ces problématiques ? Est-elle l'ultime moyen pour dire ce qui est en train de se passer et qu'il nous faut résoudre ?

CH : La fiction, oui. Mais le document aussi. Je ne sais pas trop où commence la fiction, où finit le document vécu. Je ne sépare pas. Le constat aujourd’hui est effroyable.
SG : La littérature ouvre le champ des émotions, elle va dans un domaine qui est compréhensible et appréhendable par chacun, elle parle à hauteur d'être humain. Elle permet de sentir les choses, notamment, l'affection, l'empathie, la douceur des animaux. Un livre réussi c'est un livre où vous devenez les personnages et ça devient votre expérience. Elle peut montrer quelque chose qu'on ne connaissait pas. Grâce à elle, j'ai été plus de personnes que la seule Sibylle Grimbert et compris des choses dont j'ignorais l'existence.

© Céline Nieszawer - SMALL

Le personnage d'« écri-vaine » de votre livre, Claudie Hunzinger, pour reprendre le jeu de mots que vous utilisez, marque-t-il l'impuissance de la littérature ?

CH : C’était en effet une façon d’introduire dans le texte, par le personnage de Grieg qui s’amuse de ce jeu de mots, une présence ironique, moqueuse. Une façon de saboter l’univocité de Sophie, son lyrisme. D’apporter la contradiction. Mais au fond des fonds, c’est une bonne question. Que peut la littérature ?

« Je trouve non pertinente la question de la supériorité et de l'infériorité. Ce qui m'intéresse c'est comment deux intelligences se rencontrent, comment deux univers qui ne voient pas les mêmes choses arrivent à se rencontrer. » Sibylle Grimbert

En tant que plasticienne, vous avez signé l'exposition une Bibliothèque en cendres sur le thème de la violence faite au livre, quel parallèle faites-vous avec la situation écologique actuelle et celle du livre ?

CH : Je fais davantage qu’un parallèle. Je ne fais aucune différence entre ma bibliothèque faite de livres et la forêt qui m’entoure faite d’arbres. Je suis d’ailleurs en train de construire un travail plastique, qui s’appellera Bibliothèque incendiée. Je la réalise avec des feuilles de chêne teintes en gris, imprimées de textes blanchis. Une bibliothèque/forêt.

Nous évoquions plus haut le sentiment de supériorité de l'homme par rapport à l'animal. L'homme aurait, croit-il, une intelligence que n'ont pas les animaux. Où selon vous placer l'intelligence des animaux ?

CH : Les animaux sont notre corps animal. Pas de murs entre eux et nous. C’est un peu la fable de l’aveugle et du paralytique. Nous devrions former une seule présence au monde. Un seul corps vivant. Nos intelligences se complètent. SG : Ce sont évidemment des intelligences différentes. Je trouve non pertinente la question de la supériorité et de l'infériorité. Ce qui m'intéresse c'est comment deux intelligences se rencontrent, comment deux univers qui ne voient pas les mêmes choses arrivent à se rencontrer. C'est ça qui m'intéresse le plus et c'est quelque chose qui me fascine dans le rapport aux animaux.

Comment expliquer l'attitude humaine – savoir, avoir conscience mais ne rien faire – face à cette extinction et à la catastrophe écologique de manière générale ? Comment expliquez-vous en tant qu'écrivaines, qui faites œuvre d'une certaine façon d'étudier la nature humaine, cette tendance de l'homme à voir qu'il va dans le mur et à ne pas ralentir ?

CH : J’ai lu que le déni est un des propres de l’homme. C’est une espèce imparfaite.
SG : On est très humains et on ne peut pas croire que le pire arrive, c'est impossible parce que c'est invivable. Avant les plus grandes catastrophes mêmes historiques, quand les gens étaient prévenus, invités à fuir, certains sont restés. Ces mécanismes individuels se décuplent au plan sociétal, national. On ne sait pas vivre autrement. On n'est pas fait pour entendre la catastrophe.

Votre livre est-il militant ?

CH : D’une certaine manière, oui. Je parle pour ceux qui n’ont pas la parole. Mais je n’appartiens à aucun mouvement. Pas même écologiste. N’appartenir à personne. Toujours déguerpir.
SG : Il n'y avait aucune intention de ma part dans ce sens, je n'y ai pensé à aucun moment. Le livre est né comme je l'ai dit de cette interrogation : « qu'est-ce que c'est que d'être le dernier ?». Je ne suis pas militante, des gens le sont et c'est très bien. En revanche, après, que des gens qui militent puissent se saisir de mon texte, ça me va très bien. Comme des gens qui ne militent pas d'ailleurs. Ces sujets m'importent viscéralement et après le livre vit sa vie.

Pour reprendre la question d'une des thématiques de « À l'Ecole de l'Anthropocène » : « et maintenant que faire ? »

CH : Commencer au début. À l’école. Immersion dans le vivant dès l’enfance grâce à des classes vertes. Sensibilisation. Émerveillements. Mais pourquoi pas, classes de découvertes à la fin de la vie aussi : dans les EPAHD. On y introduirait des espaces pour le vivant : jardins avec animaux. Observations. Bouquets chaque jour. Herbiers. Comptage d’insectes.

© Mélania Avanzato

Sibylle Grimbert est éditrice et romancière. Elle a déjà publié aux Éditions Anne Carrière Le Fils de Sam Green, Avant les Singes, La Horde et Le Dernier des siens (2022). Sibylle Grimbert est également la fondatrice et éditrice des éditions Plein Jour.
Elle présentera son livre Le Dernier des siens (Anne Carrière, 2022) à la médiathèque du Rize, le jeudi 26 janvier, de 18h à 19h / Accès gratuit, sur inscription, nombre de places limité.
Elle participera au Séminaire « L'écriture comme performance », au Rize le mercredi 25 janvier de 9h30 à 11h / Accès gratuit, sur inscription, nombre de places limité.
Elle participera à la soirée « Soin et Fragilité » au Rize, le mercredi 25 janvier de 20h30 à 22h / Accès gratuit sur inscription.



Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l'auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, Elles vivaient d'espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L'incandescente (2016) et Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019. En 2022, également chez Grasset, elle publie Un chien à ma table qui remporte le Prix Femina.
Elle participera à la soirée « Soin et Fragilité » au Rize, le mercredi 25 janvier de 20h30 à 22h / Accès gratuit sur inscription.
Elle présentera son dernier livre, Un chien à ma table (Grasset, 2022), à la médiathèque du Rize le jeudi 26 janvier de 17h à 18h / Accès gratuit, sur inscription, nombre de places limité.



Toutes les rencontres du Book-Club de À l'Ecole de l'Anthropocène #5

À l'Ecole de l'Anthropocène #5
Du mardi 24 janvier au samedi 28 janvier

Comprendre, imaginer et construire les possibles autour du changement global
Débats / Conférences / Performances
Cours publics / Séminaires / Ateliers / Portraits / Cartes blanches / Book club /Exposition / Balades / Radio / Cinéma.

Lieu principal : Le Rize – 23 Rue Valentin Haüy, Villeurbanne / Animation gratuites, en présentiel, sur inscription.
Lieu associé à Villeurbanne : La Maison du projet Gratte-Ciel Centre-Ville
à Lyon : Cinéma Comœdia (séance payante).

Informations et inscriptions sur :
ecoleanthropocene.universite-lyon.fr
#ecoleanthropocene2023

Un événement produit par l'Ecole urbaine de LyonUniversité de Lyon, réalisé en partenariat avec le Rize – Villeurbanne, le LabEx Intelligence des Mondes Urbains et Cité Anthropocène.
Avec le soutien de la Métropole de Lyon, la ville de Villeurbanne et la Ville de Lyon.

Programme réalisé en collaboration avec October Octopus