Théâtre / Ne pas choisir entre cinéma et théâtre et fabriquer un "Sommeil sans rêve" dans un halo sonore hypnotisant. Bien sûr, il y a des longueurs dans le travail de Thierry Jolivet, mais elles participent à cet état de songe qui traverse ces 3h40 de spectacle.
Un homme nous annonce qu'il va aller se suicider en Suisse, une actrice, "empailletée" ne comprend pas ce qu'elle a à jouer, un escroc du micro-crédit embobine une agente d'entretien par le truchement de son langage vide faussement techno et calcule son « reste à vivre », une serveuse réclame le prénom de son client pour venir lui servir un simple café, une baby-sitter s'adresse à l'enfance avec la violence des adultes, une malade troque son lit d'hôpital contre une boule à facettes. Les aberrations, les non-sens de la société apparaissent par touches chez ces personnages au bord de la rupture définitive, comme s'ils donnaient leur dernier cri avant extinction des feux.
En construisant sa nouvelle création par des impros avec ses douze comédiens, Jolivet s'éloigne de son boulot autour des textes déjà très casse-gueules mais solidement transposés au plateau (Dostoïevski, Vollmann, et surtout Belgrade d'Angelica Liddell) avec le collectif La Meute. Mais il revient aussi à la choralité qu'il avait abandonné avec Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon. Et, il ne cherche pas à couturer toutes les scènes. Le puzzle n'est pas parfait au final. Nous ne sommes pas chez Wajdi Mouawad. Il reste, après 3h40, des trous dans cette cartographie, c'est ce qui rend les liens plus forts comme entre les deux paumés qui vendent du vin chaud et chez qui traine un bouquin de Nietzche qui appartient au voisin du dessus, déjà croisé auparavant.
Au deuil de leur vie
Tous sont comme augmentés par la captation vidéo en direct et constante menée par les acteurs même, sans cadreur dédié, participant ainsi à cet effet de masse qu'accentue encore le travail sur le son et la musique de Yann Sandeau, une sorte d'électro planante parfaite, peu courante dans les théâtres, qui relie la salle au plateau.
Avec son générique apparaissant après l'intro, Jolivet embarque autant au cinéma qu'au théâtre sans que l'un n'écrase l'autre et se dessine peu à peu, un cousin du film dont il se revendique, Magnolia de Paul Thomas Anderson, avant que le cinéaste américain ne se coule dans un académisme plombant. Pas de pluie de grenouilles mais une occupation des travées hors de la scène et des personnages un peu lunaires, échoués. Leurs phrases, quasi idiotes au premier degré (« il faut tenir dans ses bras les gens qu'on aime », « tout ce qui est beau dans la vie, ça fait un petit peu peur ») parviennent pourtant à profondément émouvoir tant Jolivet s'attache à scruter les fragilités de chacun.
Perchée au rebord du troislème balcon, une jeune suicidaire répond par petites touches au si juste Laurent Ziserman – qui porte encore les traces de son rôle de Pialat dans A.N.A., où la rencontre de Toy Story et Dreyer peuvent être le début d'un (re)commencement. Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, comme ils disaient.
Sommeil sans rêve
Aux Célestins jusqu'au 4 mars