Entretien / Douze ans après sa dernière réalisation, Et soudain tout le monde me manque, Jennifer Devoldère est de retour avec un “roman d'apprentissage” en milieu hospitalier, non exempt de rires, de larmes et de sang. Rencontre avec la cinéaste et ses comédiens Karin Viard et Melvin Boomer, entre Paris et le Festival de Sarlat.
Quelle a été non pas la naissance, mais la genèse de ce film ?
Jennifer Devoldere : On voulait raconter une histoire dont la problématique serait à l'inverse de ce qui se passe habituellement : non pas une femme qui doit réussir dans un monde d'hommes mais un homme qui doit se battre dans un monde de femmes. Quoi de mieux qu'une maternité, où les femmes sont un peu les patronnes du lieu ? D'où cette histoire d'un jeune garçon dégoûté d'avoir raté médecine et qui choisit la filière sage-femme pour pouvoir rallier médecine plus tard. Il entre dans cet univers totalement féminin alors qu'il n'y est pas du tout préparé.
Votre précédent film remonte à il y a une dizaine d'années, où l'on n'abordait pas les questions hommes/femmes comme on en parle aujourd'hui...
JD : C'est vrai. Je pense que je ne l'aurais pas fait il y a dix ans. Il s'est passé aussi des choses dans ma vie qui font que l'on fait ce genre de film : si je n'avais pas été mère, je n'aurais pas eu le même rapport au sujet.
D'où vient ce personnage de Nathalie, la sage-femme ?
JD : D'un mélange entre qui est Karin Viard dans la vie ; ce qu'elle porte — une charge sexuelle très forte, je trouve — et aussi de sage-femmes qu'on a pu rencontrer, notamment une à l'hôpital Saint-Joseph, qui a une très très grosse personnalité et qui fait ce métier depuis très longtemps. Elle nous a inspiré le personnage : elle avait plein d'expressions que je n'avais jamais entendues. C'est elle qui a fait faire son stage à Melvin, d'ailleurs.
Karin Viard : Je ne me pose jamais la question de savoir si le personnage doit me ressembler ou pas, parce que je trouve que ça n'a aucun intérêt : ce qui compte c'est d'y faire croire. Jennifer dit qu'elle l'a écrit en pensant à moi ; d'une certaine façon, ça lui appartient. J'aime bien les personnages de femmes libres, je pense en être une dans la vie et ça s'arrête là aussi. Quand on écrit pour moi, la personne qui écrit a une idée de moi qui lui appartient ; parfois il arrive que le personnage ne me plaise pas ou que l'on se sente très loin de soi — c'est étonnant.
Tu n'es pas JoeyStarr
Melvin, en quoi le stage a-t-il consisté pour vous ?
Melvin Boomer : C'était un stage d'observation — heureusement parce que je n'ai pas fait les études. Mais c'était très enrichissant, très fort : j'ai tourné de l'œil plusieurs fois. Surtout quand on m'a présenté le placenta (rires). Les sages-femmes ont l'habitude, donc elles le prennent sans pincettes. Mais ce qui est très beau, c'est que le film s'est déroulé comme ma formation, c'est-à-dire que j'ai eu la chance d'assister à un accouchement qui s'est extrêmement bien passé et à un second qui a très très mal commencé parce que le bébé ne respirait pas — mais s'est bien fini. Ce choc de voir ce bébé qui ne crie pas, qui est violet au début m'a m'a énormément touché ; c'est pour cela qu'à certains moments du film, les émotions que je peux avoir sont réelles.
La formation m'a donc beaucoup apporté mais ensuite j'ai dû faire un gros travail sur moi-même pour me sortir de mon ancien rôle — JoeyStarr dans Le Monde de demain. Quand j'ai commencé le tournage, Jennifer m'a tout de suite dit : « écoute, tu n'es pas JoeyStarr, tu n'es pas Melvin, tu es Léopold, c'est quelqu'un de discipliné qui arrive à se fondre dans dans la masse, un caméléon avec un certain phrasé, qui a une certaine manière d'amener les choses ». C'est ce que j'ai énormément travaillé. Après, la formation m'a beaucoup aidé. Et Karin a été, en termes d'acting, un point d'appui extrêmement important pour moi : elle m'a appris beaucoup de choses techniques. L'équipe également avait un esprit familial, on buvait des verres, on rigolait, ce qui fait que ça a donné quelque part de la confiance.
Avez-vous eu le sentiment d'aider Melvin ?
KV : Non pas du tout, je n'ai pas eu cette sensation-là... Peut-être parce que ça s'est fait avec beaucoup de naturel. Vu que je tourne de plus en plus avec de très jeunes gens, je n'ai pas envie d'être dans un rapport maternant — ça m'aurait emmerdé si j'avais été à leur place, je n'ai pas envie de leur proposer ça. Par contre, on est collègues, j'ai plus d'expérience et quand ils me posent des questions, je n'hésite pas leur répondre. Quand je vois qu'ils ont une difficulté ou qu'ils n'y arrivent pas, je leur glisse à l'oreille « si tu veux y arriver, fais ça ... » mais je les laisse se limer les dents d'abord... J'ai envie d'être à une place de partenaire ; pas de « moi je sais, toi tu ne sais pas » Parce qu'ils m'apprennent aussi des choses dans leur fougue, leur spontanéité, leur émotivité... Quand tu es plus âgé et que tu as l'habitude, c'est merveilleux de reconnecter avec l'exaltation de ce métier, qui en fait le sel.
Ce n'est pas la première fois que vous jouez une personne dans les métiers du soin ou de l'écoute (orthophoniste, esthéticienne, animatrice de libre-antenne...). Avez-vous une appétence pour ces rôles ?
KV : Vous avez raison, mais je n'y avais jamais pensé. Au cinéma, on donne à voir des gens en situation de lien, il n'y a que ça qui compte : tu ne peux pas avoir des gens qui ne s'occupent que d'eux — dans la vie, tu croises des gens complètement égocentrés mais au cinéma, tu les représentes pour qu'ils se prennent des trucs au visage. Si je joue une femme à la radio et qui doit répondre aux gens, forcément je suis dans l'écoute ; si je joue une sage-femme forcément je suis dans l'écoute. Mais est-ce que ça veut dire pour autant que je suis dans la vie... C'est autre chose. J'ai un goût pour ces personnages, mais je pourrais aussi avoir un goût pour des gens complètement givrés qui n'écoutent personne et qui ne font que parler d'eux.
Avez-vous pu tourner dans un hôpital ?
JD : On a totalement reconstitué les urgences maternité dans une faculté de sciences, dans une aile affectée qui avait des vis-à-vis qui ressemblaient à des hôpitaux. Le chef-décorateur a fait un travail plutôt pas mal parce qu'on dirait une vraie maternité. En revanche, on a tourné des couloirs, des extérieurs et des halls d'entrée qui nous manquaient dans un hôpital pour que ça fasse vrai et qu'on raccroche au tumulte de l'hôpital.
En parlant de tumulte, le film renvoie à beaucoup de problématiques internes à l'hôpital : les plans blancs qui se succèdent, le manque de personnel, de moyens. C'est aussi un film politique...
JD : Je ne sais pas si c'est un film à proprement parler politique parce que c'est d'abord l'histoire de Léopold. Mais c'est vrai qu'à travers son histoire, on peut aborder des sujets qui sont politiques notamment, en effet, la souffrance hospitalière en ce moment, la réduction de budget, de personnels qui fait qu'aujourd'hui on craint un recul du “bon accès” à la santé. Évidemment les problèmes de parité : pourquoi certaines professions sont moins rémunérées ou moins considérées que d'autres, alors qu'elles sont en première ligne, qu'elles sauvent des vies ; qu'elles font des horaires assez dingues ? Ce n'est pas le sujet du film, c'est vrai, mais on a voulu quand même en parler en arrière-plan parce que c'est la réalité de l'hôpital aujourd'hui. Et c'est aussi la réalité du stage hospitalier : quand les étudiants en santé arrivent à l'hôpital, ils sont quand même livrés à eux-mêmes alors qu'ils ont 19-20 ans et que, souvent, ils n'ont pas une Nathalie pour les guider.
Il y a aussi un problème hiérarchique, c'est la réalité d'un service hospitalier : la hiérarchie est très forte, parfois cela se passe très bien — là où on a fait notre stage, tout le monde s'entendait très bien et le chef de service y était pour beaucoup. Et il y a des endroits où c'est abominable parce qu'avec les coupes budgétaires ou les fermetures de certains hôpitaux, on regroupe les personnels et ça crée des frictions... Et il y a beaucoup de n'importe quoi là-dedans. Mais chacun a son rôle. Karin le dit assez bien dans le film : quand chacun respecte son rôle, c'est au plus haut et au plus bas de la hiérarchie que cela marche le mieux.
KV : Tu ne peux pas faire ce film sans parler de l'état de l'hôpital ; on sait tous qu'il ne va pas très bien. Le personnel soignant est maltraité pour des rendements ; par rebond les gens qui se font soigner ne sont pas bien traités non plus. C'était bien de pouvoir l'évoquer, d'en parler. Il y a effectivement plein de problèmes administratifs à l'hôpital, il faut faire des rapports, des rapport, des rapports... Je crois qu'il y a toujours une volonté d'alléger l'administratif en France, mais ça ne se passe pas. Et l'hôpital n'y échappe pas. Ni à de mauvais dirigeants.
À l'hôpital, c'est pareil : si tu as un mauvais management, c'est tout le monde qui en pâtit ; si une hiérarchie trop forte ne laisse pas les gens exprimer leurs compétences, c'est terrible. Quand les gens sous les ordres d'un mauvais dirigeant sont malheureux et ne peuvent exprimer leur potentiel, je ne comprends pas pourquoi ces derniers n'ont pas un mauvais point et qu'ils ne sont pas dégradés, disqualifiés... Ça me révolte. Tout le monde est choqué par le fait que de mauvais dirigeants qui ont poussé des gens au suicide par leur management tellement dégueulasse, tellement pas humain, partent avec des émoluments énormes pour aller agir aussi mal ailleurs... Ils ne devraient pas être autorisés à revenir au même niveau tant qu'ils ne présentent pas un bon management. C'est ça qui serait juste, non ?
Faire connaître un métier très méconnu
Le film peut-il faire avancer les choses ?
KV : Les films ont la vertu de faire réfléchir et sans doute de faire avancer certains débats. Ce film pourrait avoir cette vertu de faire connaître un métier très méconnu, dont on dit qu'il est « un métier de bonne femme ». Pas du tout, en fait : il est passionnant et d'une intensité folle : on ne fait jamais la même chose, on est son propre patron. Quand on est en salle de naissance, personne ne te dit quoi faire. Et puis tu mets quand même au monde des enfants, c'est assez miraculeux. Tu es à l'hôpital, mais tu annonces les bonnes nouvelles globalement ; ça demande beaucoup de psychologie parce que tu dois toujours t'adapter à la personne, aux couples qui sont en face de toi. On sait que le lien parent-enfant existe au départ, donc si l'accouchement est traumatique, la rencontre entre l'enfant et ses parents sera marquée par ce traumatisme ; à l'inverse si c'est très harmonieux, alors tu rentres dans la parentalité avec le sentiment que ça va être harmonieux. Donc c'est très intense, tu as beaucoup de responsabilités, c'est un métier qui a du sens et qui n'est jamais pareil ; il y a de la solidarité, c'est génial...
Jennifer, aviez-vous le court-métrage Homme sage de Juliette Denis (2021) ?
JD : J'ai vu Homme sage, pendant le casting. On avait déjà écrit.
Il présente deux différences majeures : non seulement il se déroule dans un cadre non hospitalier, mais il est surtout centré sur la problématique de patientes embarrassées par un praticien masculin, qui n'est pas très présente dans votre film...
JD : Dans les premières versions du scénario, il y avait des femmes qui refusaient d'être examinées par un homme. Mais on s'est rendu compte au cours des stages que c'était assez peu fréquent, finalement. Dans une urgence maternité, les femmes l'acceptent plutôt bien. Même si ça arrive, cela nous semblait anecdotique par rapport à la réalité du sujet du film : c'est à Léopold de s'accepter ; c'est lui qui a un problème avec lui-même, pas tant les femmes avec lui. C'est lui qui ne se trouve pas légitime et qui trouve pas sa place. Bien sûr, il y a aussi parfois des sage-femmes qui n'ont pas envie de voir de sage-femmes hommes... Mais c'est tellement minoritaire par rapport à ce qui se passe dans un hôpital ! Comme on avait beaucoup de choses à raconter, certaines se sont écrémées naturellement dans le processus. Et ça en fait partie.