Portrait / Au 9 de la rue Georges Dupré à Saint-Étienne, Louise et Michel Belala sont depuis un demi-siècle aux manettes du restaurant La Friterie, incontournable et emblématique institution du quartier Saint-Jacques. Un parcours exemplaire habité par une humanité bienveillante et une convivialité toute stéphanoise.
Nous avons rencontré Louise et Michel quelques jours avant le week-end festif célébrant le cinquantième anniversaire de leur établissement. Elle sortait du salon de coiffure, lui était encore en tenue de travail. Nous nous installons sur l'une des tables disposées devant le restaurant, Louise nous offre un demi, Michel refait le niveau de Chartreuse dans son petit verre resté à marée basse.
« Au bout de trois ou quatre, ça peut faire mal au crâne car ça fait quand même 55 chevaux » lâche-t-il avec malice. Elelly, l'une de leurs trois petites-filles, nous rejoint avec sous le bras une feuille blanche et quelques crayons de couleur. Louise accepte de raconter le tout début de l'histoire, lorsque par l'intermédiaire de ses sœurs elle rencontre Mohamed en 1970, à Soleymieux. « À l'époque je travaillais au SERNAM dans le quartier de Châteaucreux, je m'occupais de la tournée des chauffeurs. Mohamed était ouvrier dans une usine de plastique rue de la Valse. Nous nous sommes mariés en 1972. »
On sent chez cette femme un vrai plaisir à évoquer ces souvenirs. Lui est plus taiseux, il acquiesce d'un hochement de tête ou d'un sourire en coin, peu de mots lui suffisent pour dire beaucoup. Après avoir lorgné sur l'Hôtel de la Loire rue José Frappa, Mohamed et sa femme jettent leur dévolu sur un établissement en vente rue Georges-Dupré. « C'était un marchand de sommeil », précise-t-il. Le jeune couple entreprend de longs mois de travaux, presque un an, avant d'ouvrir son restaurant, Le Romantic. Les lettres peintes sur la vitrine annoncent la couleur : friterie, grillades en tous genres, brochettes, merguezes, sandwichs, repas à toutes heures. Au fil du temps, le restaurant change de nom pour devenir La Friterie (raccourci employé par la plupart des clients), tandis que Mohamed se fait peu à peu appeler Michel. Lorsque Louise reconnait que « ce restaurant c'est le choix d'une vie », son mari remarque que « 50 ans, ça passe vite ! »
Toujours la patate
Depuis 5 décennies, Louise et Michel font ainsi tourner l'établissement, lui en cuisine, elle en salle. La carte se concentre sur quelques spécialités maison : couscous, paëlla, grillades, poulet au gingembre et bien sûr les frites, des patates bintje avec double cuisson, comme dans le Nord de la France ou en Belgique. Si les tarifs sont très abordables, on revient aussi pour l'ambiance car ici règnent simplicité et générosité. En toute décontraction, les conversations des uns et des autres finissent généralement par sauter par-dessus les tables et s'entremêler.
Louise explique avoir vu passer des clients de tous bords, de tous milieux sociaux, sur plusieurs générations. Évoquant la naissance de ses trois filles, elle raconte : « On peut dire qu'elles sont nées ici, qu'elles ont grandi et étudié dans le restaurant car c'est là qu'on a toujours vécu, nous n'avons pas eu d'autre salle à manger. » Laetitia, Sandrine et Sarah feront du kung-fu, Michel ayant lui-même pratiqué assidument plusieurs arts martiaux. Une salle de sport a même été installée à l'étage pendant quelques temps. Michel fronce les sourcils : « Quand on a vu que le plancher commençait à faire l'accordéon, on a tout arrêté ! » Louise soupire : « Le quartier a changé avec le temps. Il est un peu moins populaire qu'avant, mais l'ambiance est toujours bonne. Et puis on apprécie que la rue soit devenue piétonne, avant on n'avait qu'un bout de trottoir et les voitures passaient très près. »
La frite c'est chic
Comme ce fut le cas lors des 30e et du 40e anniversaires, plusieurs jours de festivités ont été prévues au début du mois de juin pour honorer la longévité du restaurant et celle de ses tenanciers. Les trois filles sont à pied d'oeuvre. Amis et clients parmi les plus fidèles passent aussi donner un coup de main. Pour l'occasion, Delphine (de l'atelier associatif La Bricoleuse) a fabriqué en mode Frite'art des guirlandes de patates en papier mâché, tandis que La Brasserie Stéphanoise a édité une étiquette au nom du restaurant. On a astiqué le magnifique Juke box Jupiter 120 stéréo et sur les murs intérieurs a été épinglé un chouette album de famille : des photos d'identité de Mohamed encore avantageusement chevelu, le même allongé sur une plage algérienne, puis des images de Louise à la campagne, une photo de classe datée de 1958, jusqu'au portrait des jeunes mariés. S'en suivent des souvenirs de week-end ou de vacances, d'anniversaires, de repas en famille ou entre amis. Sur l'une des photos, Louise et Michel posent fièrement derrière le bar, entourés de leurs trois filles. Durant 5 jours, la rue prendra des airs de kermesse populaire au fil des concerts, spectacles, projections, jeu de go et autres ateliers sérigraphie.
La retraite ?
Aujourd'hui Laetitia est architecte-plasticienne (c'est à elle que l'on doit notamment l'oeuvre Engrainage dans le ciel de la rue Georges Teissier) et enseignante à l'école d'architecture de Clermont-Ferrand. Sandrine est assistante administrative à La Rotonde, cours Fauriel, où elle gère les réservations et l'approvisionnement. Quant à Sarah, sept fois championne de France de Kung-Fu et troisième mondiale en 2011, elle est à la fois cascadeuse professionnelle et formatrice au sein du Campus Univers Cascade, dans le 59. Pour Louise et Michel, avec respectivement 75 et 80 printemps au compteur, la retraite est presque devenue un sujet tabou.
Depuis des années, un écriteau sur la façade du restaurant indique que le bâtiment, le fond de commerce et la licence sont à vendre. Mais comme l'a toujours affirmé le patron : « tant que ce n'est pas vendu, on continue. » Avis aux potentiels repreneurs ! La Friterie est restée quasiment dans son jus, avec ses longues banquettes rangées le long du mur qui fait face au comptoir, ses toilettes à la turque... La barquette de frites est à 4 euros, le menu complet à 13 et le couscous à 14. Resté authentique et sans chichi, l'établissement figure parmi les bonnes adresses stéphanoises dans le guide du Routard. Le comédien Vincent Dedienne, ancien élève de l'école de La Comédie, a lui-même cité La Friterie dans Quotidien, l'émission qu'anime Yann Barthès sur TMC.
Témoignages
La réputation du restaurant n'est plus à faire. Il suffit d'interroger quelques clients pour que souvenirs ou anecdotes refassent surface. Coordinateur de La Laverie, Jérémie explique : « Chaque fois que j'ai de la visite, j'y emmène les gens les yeux fermés car je sais qu'ils vont y vivre un condensé de ce que j'aime à Sainté. » Laurent, chef de choeur de l'Opéra de Saint-Etienne, fréquente le restaurant depuis plus de 35 ans. « J'y ai emmené nombre de collègues et amis venus des quatre coins de France, certains sont devenus des habitués à leur tour. J'ai le souvenir de soirées où les tables se rapprochaient, faisant des clients d'un soir des camarades fort sympathiques. » Réalisateur, Frédéric se souvient qu'en 1989 le restaurant figurait au générique de son premier court-métrage, tourné en partie dans le quartier. « La Friterie avait servi de cantine à toute l'équipe de tournage. » Éducateur spécialisé, Patrick explique. « J'y reviens par pure nostalgie de mes années fac, c'est l'endroit où avec un peu de chance je vais tomber sur un pote que je n'ai pas vu depuis des années, alors qu'aux Halles Mazerat j'ai plus de chance de croiser mon dentiste ou mon assureur ! » Noëlla, professeure des écoles, se souvient avoir emmené ses colocs anglais et écossais à La Friterie pour leur faire découvrir l'esprit de la ville, alors qu'elle était encore étudiante. Marie avait fait du troc avec Louise au début de l'année 2018 : donner un spectacle avec son clown Tessotte pour l'anniversaire de Michel, en échange d'un couscous. « Le repas qui a suivi cet accord m'a permis de présenter mon homme à toute ma famille, super souvenir ! » Grégory, homme de théâtre et préparateur mental déclame : « C'est un peu la maison de notre enfance. Les enfants de Saint-Étienne ou d'ailleurs savent s'y retrouver en famille de cœur. »
Évoquer les 50 ans de la Friterie, c'est aussi raconter un peu de l'histoire de la ville, de ses commerces, de son sens de l'accueil et de sa diversité. Une certaine idée de la France.
Dates clés
1943 naissance de Mohamed
1948 naissance de Louise
1964 Mohamed quitte l'Algérie pour Saint-Etienne
1972 mariage de Louise et Mohamed
1973 ouverture de la Friterie
1974 naissance de Laetitia
1975 naissance de Sandrine
1989 naissance de Sarah