Entretien / Avec Challah la danse, Dalya Daoud livre une chronique de la périphérie, à travers les tranches de vie, formant autant de chapitres, d'une galerie de personnages écrits avec sensibilité et justesse. Un premier roman vivant et émouvant.
Vous avez été journaliste d'investigation, rédactrice en chef de Rue89Lyon, puis vous avez sauté le pas de la fiction. Quel a été le déclic pour vous lancer ?
Dalya Daoud : L'écoute d'une envie ancienne, qui devenait de plus en plus incontournable. J'ai adoré le travail collectif que demande le journalisme, je crois aussi que je suis allée vers le journalisme pour raconter des histoires, mais l'envie d'aller vers un autre type d'écriture et un travail plus solitaire, plus méditatif, plus intérieur, me taraudait depuis trop longtemps pour que je l'ignore.
On peut lire en 4ᵉ de couverture qu'il s'agit d'un « roman vrai ». Peut-on considérer qu'il s'agit d'un récit autobiographique ?
C'est une expression d'éditeur, mais je l'aime bien parce qu'elle jette le trouble sur le genre. Moi je le situe complètement dans la fiction. J'ai composé avec des souvenirs d'enfance, que j'ai tordus, avec lesquels j'ai pris énormément de liberté. Évidemment qu'il y a de moi dans ce roman, mais par exemple je ne suis aucun personnage en particulier. Il y a une famille sur laquelle je zoome souvent, une famille kabyle dont le père est l'un des ouvriers de l'usine de tissage du village : ce n'est pas du tout ma famille. C'est celle qui m'intéresse le plus, dans laquelle il y a le plus de spectacle, donc à laquelle je donne le plus de place. Il y a évidemment plein d'émotions, de sentiments, que moi-même j'ai pu avoir adolescente, parce que je ne vois pas comment on peut écrire autrement que comme ça, mais très clairement ce n'est pas mon histoire que je révèle au monde. Elle serait peut-être moins intéressante que ce que j'ai écrit dans Challah la danse (rires).
Le récit suit, sur une trentaine d'années, l'évolution d'un lotissement d'ouvriers immigrés d'un village des Monts du Lyonnais. À l'instar d'un Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, aviez-vous en tête de parler des oubliés de la ruralité ?
Évidemment que donner à voir ces endroits-là, qu'on peut qualifier de périphérie de la périphérie, je trouve ça passionnant. J'adore lire des choses qui concernent ces territoires et je trouve qu'il y en a peu, aussi bien dans la presse que dans la littérature. Vous citez Nicolas Mathieu, je m'inscris totalement dans cette envie-là. Par exemple, je ne donne pas les vrais noms des villages — j'ai changé une ou deux lettres pour chacun, car j'avais envie de les ériger en symbole, en allégorie — mais je les situe bien dans les monts du Lyonnais car je voulais donner à voir un paysage : il fallait que ce soit vallonné, suffisamment éloigné des gros centres urbains pour qu'on ressente la distance, et puis l'ennui, terrible, que les adolescents vivent dans ces lieux-là.
Serait-ce une erreur de vouloir mettre une intention politique ou sociale derrière ce roman ?
L'intention est vraiment romanesque. Je n'ai pas du tout eu l'intention ni d'écrire un mode d'emploi du vivre ensemble, ni un brûlot politique. Ce n'est pas un reportage, et ce n'est pas non plus un roman à charge concernant la situation de telle et telle communauté dans telle et telle ville de France. J'aurais donné une autre forme à l'histoire si j'avais voulu faire ça. J'aurais mené une enquête, j'aurais créé du témoignage. Mais je suis allée vers le romanesque. Qu'à la lecture de cela, on ait de nouveaux éclairages sur les gens qui vivent là-bas, tant mieux. Ou tant pis, mais ça regarde le lecteur. J'ouvre une fenêtre, et après ce qu'on voit du paysage, ça ne me concerne presque plus. Mon intention est vraiment littéraire. J'ai d'autres textes en tête, qui se situent dans d'autres endroits, nourris de faits divers pourquoi pas, car j'ai besoin de m'appuyer sur des choses réelles, mais ça reste des supports à l'imagination.
Alors, pourquoi ce récit et pas un autre ?
C'était très pragmatique. J'avais à l'esprit quatre récits, et très simplement c'est celui pour lequel j'avais le plus de notes rassemblées, et sur lequel l'écriture avançait vite. Donc je m'y suis consacrée, avec en permanence un doute : est-ce une bonne idée, pour un premier manuscrit, d'aller vers quelque chose qui paraît très autobiographique ? Je n'avais pas envie de tomber dans l'écueil : premier roman, présentation de l'auteur. Mais même si j'avais choisi un autre récit, je n'aurais pas échappé aux questions de l'autobiographie, de ce que je mets de moi dedans... Donc j'ai évacué ces questions en m'amusant dans l'écriture, en prenant un plaisir incroyable à modeler les personnages, à me casser les dents sur chaque mot, chaque phrase, sur la forme surtout que j'allais donner à cette histoire. Des petites chroniques, des chapitres très courts, titrés et situés à chaque fois, pour donner l'ampleur d'une fresque qui s'étend de la fin des années 60 à la fin des années 90.
Y a-t-il un ou des personnages qui vous ont donné du fil à retordre à l'écriture ? D'autres qui se sont écrits presque tout seuls ?
Il y a eu un gros travail onomastique, les noms m'importaient énormément. Aussi bien ceux des habitants du lotissement que ceux du haut du village, des paysans, des élus. J'ai fait des recherches historiques pour m'éloigner des noms que je connais. J'avais besoin, comme dans le titre, que ça claque dans l'oreille. Le fait que l'un des personnages principaux, Bassou Benbassa, porte ce nom avec une allitération, n'est pas hasardeux. C'est même important, dans sa rencontre avec un autre adolescent qui va se foutre de sa gueule, justement. Les noms Montserrat et Moncef sont coordonnés, se marient l'un avec l'autre. J'ai voulu tisser des liens entre chacun des personnages à travers leur nom. Pour la construction des personnages, j'ai passé un temps fou. Il y a presque l'équivalent d'un roman dans mon dossier personnages.
Vous avez écrit l'histoire de chacun ?
Presque. J'ai adoré écrire l'histoire de Smaïl et Lalla. Cette femme kabyle qui danse dans son salon, qui prend une grosse gifle en arrivant dans les monts du Lyonnais : elle est mal logée, son mari est un ouvrier qui finalement va tomber en dépression et arrêter de travailler... Bref, elle n'a pas une vie très simple. Et les moments où elle danse, ce sont les moments d'exubérance et de joie de la famille. Même si les enfants détesteraient que le monde extérieur assiste à ce spectacle. Elle est inspirée de quelqu'un que je connais, pas uniquement, mais une femme que j'aime beaucoup, tout à fait spectaculaire, qui n'est pas de ma famille mais qui a marqué mon enfance, à qui j'ai voulu rendre une forme d'hommage. Pour moi, ce qui est intéressant, ce sont les relations entre les gens. Là, je m'intéresse à un village un peu cancanier, mais j'aurais pu aussi aller dans un salon mondain ou dans un microcosme, dans un cabinet politique aussi. Ça, c'est quelque chose que j'ai envie de faire, qui m'intéresse beaucoup et que je pourrais aller creuser un petit peu dans les semaines à venir.
Quel sera votre prochain texte ?
J'ai commencé mon prochain roman qui se présente sous une forme totalement différente. Il se situera cette fois dans les pentes de la Croix-Rousse et Lyon plus largement. Je le qualifie pour le moment de conte gothique. Il est nourri d'une information dont les journalistes se sont saisis pendant des années à Lyon, mais je ne veux pas trop en dire plus pour le moment, pas parce que c'est un secret mais parce que je suis en train de bosser dessus et que ce n'est pas tout à fait encore bien contouré. Une journaliste va mener l'enquête dans une atmosphère fantomatique, des choses très étranges se passent et elle-même va sans doute perdre un peu pied. L'aspect politique, l'administration politique d'un endroit, d'une ville va continuer à m'intéresser aussi dans ce roman : Que fait-on de nos territoires ? Qui s'en occupe ? Qui les administre ? Et comment ?
Challah la danse de Dalya Daoud, aux éditions Le Nouvel Attila
Rencontre avec Dalya Daoud à la librairie Le Bal des Ardents le 12 septembre à 19h