Made in America / Exceptionnellement, pour cette quinzaine, nous avons choisi d'aborder quatre films repris en copies restaurées. Juste avant l'arrivée sur les écrans de sa Palme d'Or Anora, Jokers remet au goût du jour les premiers longs-métrages de Sean Baker, sortis entre 2000 et 2012, et jusque-là, quasiment invisibles en France. Prémisses et fondation d'une œuvre essentielle.
Consacré à Cannes en mai dernier pour Anora, identifié à partir de Tangerine (sa cinquième réalisation) en 2015, Sean Baker débutait deux décennies auparavant. Une ascension lente doublée d'une saisissante montée en puissance au cours de laquelle le cinéaste s'est affranchi peu à peu de ses influences pour trouver sa forme, ses obsessions et son identité. Des temporalités resserrées à l'urgence de (sur)vivre, de la peinture d'individualités marginalisées à l'évocation de rapports humains abîmés par un capitalisme transformant chaque acte en source de revenus potentiels, tout ou presque, était là dès le départ.
L'héritier
Milieu des 90's. Tandis que le cinéma indépendant américain est en plein essor et qu'émergent des auteurs majeurs (Steven Soderbergh, Quentin Tarantino, Larry Clark), Sean Baker s'essaie au teen movie désenchanté et trivial. Four letter words, chronique adolescente post-Clerks (ou Slacker c'est selon), dévoile une science du dialogue et une conscience politique derrière l'insouciance feinte. Film sur la fin d'une ère, sans vue sur l'après, il se distingue de l'œuvre à venir de Baker sur deux points : on observe un groupe de personnages et une classe sociale aisée.
Dès Take out, la rupture est consommée et la transition s'amorce. Il s'intéresse à un livreur chinois parti tenter sa chance aux États-Unis, en laissant derrière lui femme et enfant, obligé de rembourser une importante somme d'argent. Le cinéaste puise désormais son inspiration formelle en Europe (néoréalisme, Nouvelle Vague, Dardenne). Au-delà de son attachement aux récits compacts (l'intrigue se déroule sur une journée, celle de Four letter words sur une nuit), son empathie sincère vis-à-vis des laissés-pour-compte et sa quête de justesse marquent les esprits.
Be yourself
Il poursuit son exploration des oubliés avec Prince of Broadway, récit d'apprentissage de la paternité d'un jeune immigré clandestin ghanéen à New York. Le film développe une esthétique urbaine brute héritée du Nouvel Hollywood. Loin de tout misérabilisme, il inaugure, lors d'une séquence aux lumières quasi oniriques, une recherche de moments de grâce au sein de la plus pure quotidienneté. Les thématiques s'affirment et le style s'affûte.
Plus posé et patient que ses prédécesseurs, Starlet introduit une figure clé de l'univers « bakerien », la travailleuse du sexe, ici une apprentie pornstar à Los Angeles. Le cœur du long-métrage se trouve pourtant ailleurs que dans la peinture d'un milieu souvent caricaturé. Entre sobriété formelle et pudeur émotionnelle, on observe l'amitié naissante entre la jeune actrice, condamnée aux relations éphémères, et une vieille dame acariâtre de 85 ans, rongée par la solitude. Premier grand film d'une œuvre qui, dès lors, ne va cesser de gagner en ampleur et en envergure.
Sean Baker - Les Oubliés de l'Amérique
Four letter words (2000, 1h22)
Take out (2004, 1h27)
Prince of Broadway (2008, 1h40)
Starlet (2012, 1h43)
En salles le 23 octobre 2024