Bandes dessinées / Pour la première fois, la rentrée littéraire 2024 a vu paraître autant de bandes dessinées que de romans. Preuve s'il en fallait que les rayons BD n'ont jamais été si bien garnis. Voici trois coups de cœur pour affronter la saison froide en bonne et due forme (sous un plaid).
Au travers du rayon d'Aude Bertrand
L'été paraît si loin (et pourtant...) c'est donc un délice de se replonger dans la torpeur estivale, au creux d'une ville déserte au mois d'août, avec Jeanne, étudiante qui gardienne un immeuble le temps des vacances. Désœuvrée, elle se réfugie au cinéma — un bâtiment onirique avec ses affiches en devanture qui flottent comme des draps sur une ficelle. Et se perd peu à peu entre réalité et fiction. Ses journées suspendues dans la loge sont occupées à lire des ouvrages pointus sur le septième art, et Jeanne se persuade qu'elle peut rencontrer son personnage de film préféré en suivant un protocole particulier. Elle se passionne pour la théorie du rayon vert, un phénomène optique et atmosphérique : au coucher du soleil, dans des conditions d'observation particulières, le tout dernier rayon du soleil apparaît vert. Chez Eric Rohmer (dans son film Le Rayon vert, déjà inspiré du livre éponyme de Jules Verne) il offre le pouvoir de « lire dans ses propres sentiments, et dans les sentiments des autres ». Chez Aude Bertrand, il permet aussi de passer du côté de l'imaginaire. L'autrice brouille les pistes, altère les repères, et fait régner une atmosphère surréaliste, entre solitude et rêverie. Une première BD poétique, troublante et élégante.
Au travers du rayon d'Aude Bertrand
Publié aux éditions 2024 ; 26 €
Walicho de Sole Otero
« Walicho : en langue mapuche, être qui personnifie tous les maux et les malheurs. En créole et en espagnol, diable, Satan, force du mal. En argentin, maléfice ou sortilège réalisé par la magie noire ou apparentée ». Le décor est planté pour ce recueil de nouvelles qui se déroulent à Buenos Aires, à différentes époques, réunissant une galerie de personnages hétéroclites. Le point commun : trois femmes mystérieuses flanquées d'un bouc, trois sœurs qui semblent traverser les siècles par on ne sait quel pouvoir. Elles débarquent d'Espagne en 1768 dans la première histoire, puis apparaissent plus ou moins dans les huit suivantes, incarnant un fil rouge qui se dévoile au fur et à mesure, entre horreur et comédie, animisme et sorcellerie, à l'image de la palette de roses/rouges qui révèle des détails dans les bleus profonds du dessin. Également illustratrice pour la jeunesse et pour la presse (notamment Libération) ainsi que designer textile, les cases de Sole Otero débordent d'inventivité graphique, à l'image de ses personnages disproportionnés (avec un petit air de Botero). Après Naphtaline, primée à Angoulême en 2023, l'autrice livre une BD empreinte de réalisme magique, qui évoque en sous texte la condition féminine et celle des autochtones. L'illustration du brio.
Walicho de Sole Otero
Publié aux éditions Ça et là ; 28 €
Happy endings de Lucie Bryon
Tout est dans le titre : ce sont des histoires qui finissent bien. Et ça fait du bien ! Trois histoires, trois couples qui se forment. Deux étudiants en art qui se tournent autour un soir de Nouvel an ouvrent le bal avec un format court. Deux agents du futur en mission secrète, oubliés par leur hiérarchie dans un salon de coiffure vintage au bord de l'océan, finissent par y poser leurs valises, laisser pousser leurs cheveux, et se lier d'une tendresse folle. Et pour conclure le triptyque, un jardinier de cimetière et un fantôme / pleureur de tombes professionnel se font du charme à l'ombre des allées arborées. À rebours des histoires d'amour torturées et compliquées, tant répandues dans les récits et fictions qu'on en arriverait presque à la conclusion fataliste que c'est une norme inéluctable, la bienveillance des personnages et des scénarios de Lucie Bryon est salutaire. Avec un trait et des codes empruntés au manga (comme le clin d'œil de la jaquette amovible), l'autrice nous parle d'amour sous toutes ses formes (amoureux, amical, hétéro, queer) à travers des tranches de vie emplies de douceur et d'humour. La BD feel good qui chasse le spleen de fin d'année.
Happy endings de Lucie Bryon
Publié aux éditions Sarbacane ; 24 €