Entretien / Artiste indispensable dans l'univers de la chanson française, Dominique A est l'auteur d'une œuvre musicale empreinte de poésie et d'élégance, et dont la mélancolie investira l'Auditorium ce samedi 30 novembre avec l'Orchestre de chambre de Genève dirigé par Raphaël Merlin.
Le 5 octobre a paru Quelques lumières, une collection de vingt-huit morceaux choisis traversant trente ans de carrière. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
Dominique A : Tout est né de l'invitation de la Comédie de Genève, il y a environ trois ans. C'était l'occasion de provoquer la rencontre entre ma musique et l'Orchestre de chambre de Genève afin de monter quelques concerts. Et c'est là que les ennuis ont commencé ! Au départ on voulait enregistrer les concerts, mais c'était compliqué. Il a donc fallu prévoir un temps d'enregistrement spécifique, qui a aussi multiplié les coûts de production. David Euverte, un musicien avec qui je travaille depuis longtemps, s'est donc penché sur ce projet dont le point de départ était "un orchestre qui se voit", sans instrument additionnel ou enregistrement électrique. On tenait vraiment à conserver et à privilégier l'aspect totalement acoustique du concert, hormis évidemment la voix qui est amplifiée. Le rôle fondamental joué par le piano de Julien Noël, qui est un peu l'élément rapporté au sein de l'orchestre, me permettait de faire le lien entre l'orchestre et moi.
Le disque affiche une deuxième partie beaucoup plus intime.
On n'avait pas marqué le coup des trente ans et je me disais que c'était quand même dommage de ne mettre en boîte qu'une quinzaine de morceaux. En même temps, j'avais déjà cette envie de faire une nouvelle tournée. Au départ il s'agissait d'un projet scénique avec Julien Noël (qui est l'élément commun aux deux projets). L'idée était de dépouiller les chansons, sans section rythmique, et d'être sur un registre assez intime. J'avais fait des concerts avec Julien en duo qui m'avaient beaucoup plu et je me disais qu'il y avait des choses qui se passaient là et qui étaient un peu différentes.
L'album est divisé en deux parties, une partie symphonique et une deuxième en trio. À quoi doit-on ce besoin de juxtaposer ces deux types de cadres sonores ?
Le point de jonction entre les deux projets, hormis le fait que ce sont essentiellement de vieilles chansons, c'est le côté acoustique. C'est à dire que dans un volet comme dans l'autre, on est en présence de gens qui jouent de la musique totalement sans séquence, sans le concours de l'électricité autre que pour réaliser la musique, pour enregistrer la musique. C'est vraiment un projet globalement très acoustique.
À partir du patrimoine musical existant, avez-vous souhaité mettre au monde des nouvelles idées, des morceaux inédits ?
L'idée était justement d'être dans un mouvement créatif et, même si les morceaux les plus connus y sont, on n'est pas à proprement parler dans le "best of". Il y a aussi beaucoup de morceaux qui sont un peu des lubies personnelles ou des choses que j'avais envie de mettre en valeur et qui n'étaient pas spécialement prévisibles. L'avantage de ce projet était que l'écriture était déjà faite : il fallait donc que la création se fasse sur un autre plan.
Ce n'était pas intéressant de délivrer des versions qui soient trop proches des versions initiales et c'était aussi important de faire sentir que du temps a passé et qu'aujourd'hui, j'interprète les chansons comme ça. Après ce sont des propositions, c'est-à-dire qu'à chaque fois, ce n'est pas une nouvelle version définitive. C'est dans ce contexte, avec ces personnes, qu'une nouvelle vision des chansons a surgi.
Par exemple, pour le pour le projet symphonique, j'étais en attente des propositions de David. Je n'avais pas d'idée préconçue avant qu'il se lance dans l'écriture des arrangements. Il y a des morceaux où je l'ai un peu aiguillé, mais il y en a plein d'autres où il est lui-même parti sur ses propres idées. Et puis, parfois, ça marchait, ça me plaisait, parfois je lui demandais de retravailler quand je sentais que la chanson était dénaturée.
Quand on est en trio, par contre, il y a une grande liberté de mouvement, parce que si un morceau ne marche pas, tant pis, on en prend un autre. Et si la tonalité n'est pas bonne, on peut la changer en deux secondes. J'ai envie de dire que c'est un rapport à la musique qui est différent, plus frontal. Dans le trio, je me suis plus impliqué dans les décisions qui ont été prises tandis que dans le symphonique, je me suis vraiment laissé porter à partir du moment où j'étais bien avec les arrangements.
Dans la majorité, voire la totalité même des musiques qui m'intéressent vraiment, il y a cette dimension là. Après, j'ai toujours essayé de ramener un maximum de luminosité dans les chansons sans pour autant les dénaturer. C'est une musique qui est assez douce en fait, on est sur un registre très consonant. Ce sont des chansons de l'ordre du baume, qui relèvent plus de la consolation que d'autres choses. Donc il y a une forme de douceur que je revendique. On est peut-être dans une idée de mélancolie éclairée.
Effectivement, il y a aussi le côté lumineux de vos chansons. Le titre de cet album est d'ailleurs très parlant.
Je cherche tout simplement à rendre ce qu'on me donne. En tant qu'auditeur et en tant que lecteur. En 2012 j'avais fait Vers les lueurs, un disque qui était important dans mon discours. Je cherchais un titre et un jour on a commencé à répéter cette chanson, Quelques lumières et je me suis dit que c'était assez parlant pour ma démarche, isolant des petits moments gracieux. C'est un peu la quête de l'auteur de la chanson en fait : arriver de temps à autre à capter un petit peu de lumière et essayer de la restituer. Donc ce n'est pas une déclaration d'intention, mais en tout cas ça qualifie bien ce que je crois être mon travail.
Vous êtes aussi romancier et poète, ainsi que protagoniste d'une BD. En février a paru Memento, album collectif (avec Sébastien Boisseau, Stephan Oliva, Sacha Toorop) inspiré des œuvres de Patrick Modiano (avec les textes de Jean-François Mondot). Dans Ma vie en morceaux, vous vous attardez sur les pérégrinations dans les librairies et les découvertes. Quelle est le rôle de la littérature dans votre œuvre musicale et dans votre vie ?
Je me considère comme un lecteur plus qu'un écrivain. Quand on me demande quel est mon métier, je dis que je suis auteur, musicien. Toutes les formes d'écriture m'intéressent, donc c'est pour ça aussi que, à un moment donné, je suis allé sur des registres différents, car je sentais que j'avais envie de raconter des choses qui étaient difficiles à mettre en chanson. Et c'est là que j'ai commencé à écrire des livres.
Qu'il s'agisse de prose ou des poèmes, ce sont toujours des moments liés à des propositions, à des commandes. Dans mon parcours, l'écriture littéraire est composée par des moments, des ponctuations. Ce sont des textes qui sont honnêtes, qui sont agréables à lire je pense, mais je ne me prends pas pour un auteur, ni pour un romancier.
Aujourd'hui, paradoxalement, je suis plus un lecteur qu'un auditeur de musique. Je lis énormément, alors que je n'écoute pas forcément de la musique tous les jours. Donc il y a un rapport presque inversé entre mon activité de musicien et l'écoute en tant qu'auditeur, l'écriture et mon rôle de lecteur.
Je n'écris que quand on me propose quelque chose qui m'intéresse. Cette envie là est toujours réactivée par une proposition, comme ça a été le cas avec Alexandre Bord de L'Iconopop. Je n'arrive pas chez un éditeur en disant « voilà j'ai écrit des poèmes, est ce que ça vous intéresse de les publier ? ». Mon rapport à la littérature est surtout celui d'un passionné plus que celui d'un romancier.
Un jour vous avez dit : « J'essaie d'avoir une écriture cinématographique, avec des plans, des ellipses, des portes qu'on pousse. J'aime l'idée que la chanson soit un terrain d'expérience. J'aime quand elle déborde du cadre que je lui ai fixé » (cité par Bertrand Richard, Les points cardinaux, 2007, p.71). Qu'est-ce qu'une écriture cinématographique ? Et est-elle encore d'actualité dans vos chansons aujourd'hui ?
Je trouve que par moment, dans l'écriture de mes textes, il y a quelque chose qui s'apparente à une écriture soit de film, ou de BD. C'est ce rapport aux images qui me fascine, cette idée de permettre à l'auditeur et à l'auditrice de se créer son propre univers, de déclencher des images mentales.
J'ai toujours été un très grand lecteur de bandes dessinées, vieilles ou contemporaines. Je crois que mon intérêt envers les arts graphiques, mais aussi la peinture, nourrit mon travail d'écriture. J'ai la sensation d'être en formation artistique permanente et de façon complètement autodidacte.
Je trouve que c'est important qu'il y ait un discours critique sur les œuvres, quelles qu'elles soient, et dans tous les domaines. J'ai toujours été lecteur de livres sur la musique ou de biographies sur les auteurs de bandes dessinées. C'est ma formation, elle passe par là et d'une certaine façon ça doit rejaillir dans ce que j'écris.
Quand on est jeune, on a quelques références, mais pas tant que ça. On crée son propre son propre monde, à partir de ces quelques références. Avec le temps on a de plus en plus de références et finalement c'est plus compliqué de renouveler son propre monde. Le travail que l'on produit perd un petit peu en caractère et en personnalité, parce qu'il est presque trop nourri par les références.
N'est-ce pas paradoxal ?
C'est ça qui est intéressant : plus on est nourri par les choses et plus notre propre voix se perd. J'ai ressenti ça des fois, où j'étais un peu paumé, où j'avais l'impression qu'à force d'engranger des références et d'être en admiration face au travail d'autres artistes, je ne savais plus où me positionner. C'est à la fois assez intéressant et contradictoire.
Qu'est-ce que le public doit attendre du concert symphonique à l'Auditorium ?
Une rencontre. Celle entre le public et mes chansons mais aussi celle entre un groupe de musiciens, un arrangeur et ma voix. Entre des mondes et des langages qui sont très différents, celui de la musique classique et de ma musique. L'idée qu'il y avait derrière ce projet était celle de revisiter mon répertoire à travers un orchestre symphonique, mais sans le dénaturer, de travailler ensemble tout en gardant la simplicité inhérente à l'écriture des chansons. Pour moi ce qui était important c'était de faire en sorte que la rencontre de ces deux langages puisse être fructueuse sans être simplificatrice d'un côté, ni alambiquée de l'autre.
Comment garder la sensation de l'intimité dans un contexte plus "grandiose" ?
Quand je chante mes chansons, elles restent malgré tout très personnelles. Avec l'orchestre, on est dans un travail axé sur des dynamiques et c'est aussi ce qui m'intéresserait dans ce projet là. Quand on est dans un rapport acoustique à la musique, on est dans un rapport dynamique et je trouve que c'est quelque chose qui est un peu négligé dans le panorama de la chanson en général. Alors que dans la musique classique ou dans le jazz, il y a des niveaux très ténus de jeu, et puis après ça se met à exploser. Il y a une grande différence car dans la chanson, dans la pop, on part souvent d'un point et le volume sonore évolue finalement assez peu. On est dans une approche très métronomique, ce qui n'est pas du tout le cas quand on joue avec un orchestre symphonique.
Dominique A avec l'Orchestre de chambre de Genève
Samedi 30 novembre à 20h à l'Auditorium (Lyon 3e) ; de 33 à 53 euros