Les Anges déchus / Suite et pourtant parfait contraire d'In the mood for love, 2046 est autant le film-somme de Wong Kar-wai, qu'un chef-d'œuvre absolu, ivre de sentiments et de cinéma. Vingt ans après sa sortie initiale, Jokers le ressort en copie restaurée.
Après le succès planétaire et la moisson de récompenses d'In the mood for love, Wong Kar-wai était attendu de pied ferme pour sa mystérieuse suite, 2046. D'un tournage chaotique qui s'étendit sur près de quatre ans, à sa légendaire projection cannoise, qui échappa de peu à la catastrophe (une rumeur insistante indiquait que le film ne serait pas prêt à temps), rien ne semble s'être passé comme prévu. À la séduction de son prédécesseur, le cinéaste prit le risque de diviser davantage, en refusant la redite et la facilité. Il accoucha d'une œuvre monstre, brûlante et passionnelle, foudroyant à chaque visionnage celles et ceux qui acceptent de s'y perdre.
Les destinées sentimentales
Premier pied-de-nez, 2046 s'ouvre dans le futur, au cœur du roman qu'est en train d'écrire Chow, le héros qui, (deuxième écart) n'apparaît pas immédiatement à l'écran. Le cinéaste se plaît à brouiller les repères, casser la continuité avec son film précédent, à commencer par la personnalité de son protagoniste. Amoureux déçu et insatisfait, il est devenu un dandy cynique et cruel. À travers la voix-off de Tony Leung, Wong Kar-wai semble ponctuellement inscrire son commentaire (« Une simple fiction teintée de mes propres expériences ») et se poser en guide d'un récit morcelé, alliant sensualité et cérébralité, à la faveur d'une mise en scène sensorielle et instinctive. Cette odyssée affective à travers le temps, les souvenirs et l'imaginaire, convoque les grandes figures féminines de son cinéma, Maggie Cheung, Gong Li, Faye Wong, Carina Lau, ainsi qu'une nouvelle venue, l'étourdissante Zhang Ziyi. Moins une compilation qu'une synthèse magistrale, ce puzzle filmique, entremêle ellipses et citations, ralentis et distorsions d'images, pour former un maelström sidérant et bouleversant.
« Tout souvenir est baigné de larmes »
Mélancolique mais jamais nostalgique, le passé est moins un refuge qu'une prison qui floute les perspectives des personnages à mesure que le héros invente un futur hypothétique, tout aussi désespéré. Le réalisateur investit le romantisme noir pour filmer l'impasse sentimentale. La seule issue semble artistique : la littérature, la musique et le cinéma ravivent ce qui est mort ou condamné. Le réalisateur entreprend de sublimer les impossibilités existentielles (« Pourquoi ne peut-on pas revenir en arrière ? »), tout en se faisant le témoin d'un bonheur vécu par procuration. Cette manière de parler de lui entre les lignes, en façonnant un langage inédit à l'influence considérable, crée une rupture stylistique avec l'histoire du cinéma chinois, qui lui ouvrira les portes de l'international. Son surmoi d'auteur s'efface au profit d'une profusion d'émotions offertes à son spectateur. Deux décennies plus tard, 2046 continue de briller tel un vertige infini et inaltérable.
2046
De Wong Kar-wai (Hong-Kong, 2h09) avec Tony Leung Chiu-Wai, Gong Li, Takuya Kimura, Faye Wong, Chen Chang...
Reprise en salle le 18 décembre 2024