Essai / Avec "L'empathie est politique", la neuroscientifique Samah Karaki remet en question l'empathie comme boussole morale : trop biaisée, elle ne devrait pas dicter nos valeurs et nos décisions.
Gabriel Attal déclarait vouloir mettre en place des cours d'empathie à l'école pour tenter d'éradiquer le harcèlement scolaire. Peut-être faudrait-il lui suggérer la lecture du deuxième essai de Samah Karaki. La neuroscientifique y décortique l'empathie, critiquant l'idée de l'ériger en boussole morale, car elle n'est tout simplement pas fiable.
S'appuyant sur un corpus d'études scientifiques riche et varié, elle vulgarise les nombreuses recherches liées de près ou de loin au sujet et démontre que l'empathie est biaisée. Premièrement par la proximité sociale (on a plus d'empathie envers nos proches qu'envers des inconnus). Deuxièmement par les cadrages politiques, culturels et médiatiques (les discours politiques et traitements médiatiques peuvent inférioriser ou déshumaniser certaines populations et donc amoindrir l'empathie en leur direction).
Par ailleurs, elle explique que l'empathie n'est pas un gage d'altruisme. Une surcharge émotionnelle, liée par exemple à une exposition importante à des flux d'informations négatifs, accable un être humain, qui doit alors diminuer sa dépense empathique pour se préserver, au lieu d'utiliser son énergie pour agir. De plus, elle peut produire un regard déformant sur le monde, créant une illusion de compréhension et de connaissance de l'autre, occultant ainsi l'altérité, inconfortable mais inévitable, à laquelle il faut se confronter et rester ouvert pour véritablement rencontrer l'autre.
Samah Karaki
Docteure en neuroscience franco-libanaise, Samah Karaki fait dialoguer sciences naturelles et sciences sociales et vulgarise ces sujets dans les médias. Elle a fondé et dirige le Social Brain Institute, une association qui a pour objectif de s'appuyer sur les apports des sciences cognitives pour promouvoir la justice sociale et environnementale.
Distinguer l'empathie de la réalité
S'inscrivant dans une lignée antiraciste et antisexiste, elle illustre ses propos avec des exemples tous plus édifiants les uns que les autres. Elle aborde par exemple la schadenfreude, expression allemande qualifiant le plaisir ressenti face au malheur des autres (ses ennemis par exemple). Notion qu'elle met en lien avec le score du Rassemblement National (citant au passage l'éclairant Des électeurs ordinaires du sociologue Félicien Faury). Elle détaille également la compétition victimaire, qui permet au dominant d'une situation de répondre par la violence à ce qu'il perçoit comme une agression, et surtout de légitimer cette violence.
Loin de vouloir supprimer l'empathie, ce qui n'est ni possible ni souhaitable, Samah Karaki explique : « Ce que je reproche à la culture de l'empathie est qu'elle ne permet de déployer aucun remède aux problèmes structurels, n'engage aucune critique profonde ni aucun moyen de passer à l'action. (...) Tout devient cantonné à la sphère affective, au lexique affectif. Comment réduire l'éco-anxiété, comment réduire la "facho-anxiété", comment se soigner en temps de génocide, comment user de la souffrance de l'autre pour se développer soi-même. »
L'empathie est politique, Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments de Samah Karaki (JC Lattès) ; 20, 90 €
Rencontre avec Samah Karaki le 14 février à 19h15 à La Librairie à soi.e (Lyon 1er) ; gratuit