Focus / Un premier film original qui ravive un héritage stimulant dont il parvient le plus souvent à s'affranchir pour proposer un thriller mental et tortueux.
Écrit à quatre mains par Ryan J. Sloan et l'actrice principale, Ariella Mastroianni, The Gazer dénote dans le paysage du cinéma indépendant US actuel. Tourné dans des conditions bien particulières (uniquement les week-ends d'avril et novembre de 2021 à 2023), le film sait rendre invisibles ses contraintes. Un prototype singulier, dont les limites ne sauraient minimiser les nombreuses qualités.
La mémoire dans l'audio
Le réalisateur nous plonge d'entrée dans l'esprit dysfonctionnel de Frankie, son héroïne atteinte de dyschronométrie, une maladie dégénérative altérant sa conscience du temps. Photo granuleuse (16 mm oblige), montage confondant perceptions subjectives et intériorisées avec images objectives décontextualisées, The Gazer intrigue sans pour autant donner les clés de son récit. Ryan J. Sloan use de la pathologie dont souffre la protagoniste pour stimuler l'attention de son spectateur, lui intimant régulièrement l'ordre de se concentrer. Il crée un conflit habile entre ce qu'elle ressent et ce qu'il nous fait ressentir, et génère ainsi un contraste entre les apparences et "sa" vérité, sujette à questionnements. Elle recompose un tout à partir de pièces éparses, invente des histoires, imagine la vie des gens, telle une scénariste.
À cette forme déroutante, s'ajoute une volonté de créer un look à la Frankie (bandage sur le front, capuche...), de la définir esthétiquement. Ariella Mastroianni, par sa composition à la fois incarnée et absente, sa silhouette loin des codes dominants, apporte un soupçon d'étrangeté. En proie à plusieurs drames personnels (précarité, instabilité professionnelle, perte de la garde de sa fille), elle se retrouve bientôt mêlée à une affaire criminelle. Précisons que le long-métrage trouble davantage quand il retranscrit l'enquête intérieure de l'héroïne que lorsqu'il s'attarde sur une intrigue policière plus convenue. De même qu'il s'embarrasse parfois à se faire explicite quant à ses références, alors qu'il sait fasciner par sa propension à trouver son propre langage visuel, dans une approche où ses modèles sont revisités discrètement.
The Killer inside me
Antidaté (pas de portable, usage intensif de cassettes audio), le film s'inscrit en continuité d'une séquence du cinéma indépendant américain comprise entre 1995 et 2005, impulsée par Bound ou Memento. Une décennie marquée par l'émergence de nouveaux cinéastes désireux de trouver un équilibre entre exigence artistique et potentiel plus large. Frankie évolue dans un monde sans écran, où la technologie est réduite à son strict minimum. Sans ancrage chronologique clair, son existence se construit en points de suspension permanents, illustrée par un beau travail sur les ellipses. Un anachronisme relevant moins d'un geste nostalgique, que d'une manière de se mettre en conformité avec la temporalité altérée au sein de laquelle navigue l'héroïne. Ce cinéma mental très concret dans ses décors et son cadre flirte ainsi avec le fantastique, l'hyperréalisme, accouche d'un labyrinthe dégénérescent brouillant repères et sensations. Son appétit de cinéma mérite les encouragements.
The Gazer
De Ryan J. Sloan (U.S.A., 1h54) avec Ariella Mastroianni, Jack Alberts, Renee Gagner... En salle le 24 avril 2025