Patrimoine / Après avoir exploré le rock alternatif et la culture cassette, la Bibliothèque municipale de Lyon replonge dans une autre page de l'histoire musicale locale avec "Entre rave et réalité", une exposition foisonnante consacrée à la naissance et à l'expansion de la musique électronique sur le territoire, convoquant flyers phosphorescents, infolines cryptiques et beats hypnotiques.
C'était une époque où il fallait connaître quelqu'un qui connaissait quelqu'un. Une époque où on griffonnait fébrilement un numéro sur un coin de paquet de cigarettes, puis on attendait l'heure fatidique pour appeler. Au bout du fil, un répondeur dictait un point de rendez-vous : un parking désert, une station-service, un coin de périph'. De là, on suivait le flot des voitures, le coffre parfois chargé d'un matériel de sono artisanale, jusqu'à un champ ou une friche industrielle. L'exposition ravive le frisson de l'attente avec un authentique téléphone public d'époque, où l'on peut écouter ces messages qui guidaient les "teufeurs" vers la nuit blanche tant convoitée.
Contre-culture, visuels débridés et militantisme
L'exposition Entre rave et réalité retrace plusieurs soirées mythiques dont on peut apercevoir les archives. Ici, une vitrine expose le cachet de certains artistes ayant joué sur place — dont un certain duo casqué, Daft Punk pour la modique somme de 6000 francs (1500 €). Là, des clichés de "The Summer of trance" en 1993 à Pommiers, première rave lyonnaise autorisée.
Mais la techno se vivait aussi en clubs, devenus des temples du son, où les lumières stroboscopiques scannaient des visages en sueur. Le Factory, avec Phil Rodriguez en résident, le Space, le B52, l'Ambassade, La Marquise sont remis en lumière. Des vinyles, des mix originaux et des anecdotes complètent cet hommage.

Toute l'imagerie de la rave est aussi restituée, l'exposition rappelle aussi — sans forcément s'appesantir dessus — les engagements du mouvement, les aspirations à une société alternative. Les initiatives s'approchant des logiques d'autogestion sont aussi évoquées, comme celle de réduction des risques portée par l'association Keep Smiling, qui combattait au passage l'assimilation systématique des raves à la délinquance.
Le mélange des publics était unique : jeunes fêtards, clubbers aguerris, publics queer, marginaux, créateurs de mode comme Richard Borg, (qui a participé à réinventer le vestiaire techno)...
Rave party vs free party :
Si l'exposition Entre rave et réalité évoque bien les nuits électro sauvages, les sons saturés et que les deux partagent un goût pour la danse hors des cadres traditionnels, l'exposition se concentre sur les raves telles qu'elles ont émergé à Lyon et en région dans les années 90 : des événements souvent clandestins, mais pensés avec une certaine organisation — flyers imprimés, programmation d'artistes, la mise en place d'un système de billetterie, et même des déclarations en préfecture sur la fin. La free party revendique (toujours) de son côté une illégalité assumée et une auto-organisation, souvent en milieu rural et plus proche de la scène techno hardcore.
Tolérance zéro
L'exposition s'attarde aussi sur l'envers du dancefloor, la fête devait composer avec la répression continue des autorités, entre descentes policières, arrêtés préfectoraux et discours alarmistes donnés dans les médias.
Le point de rupture est survenu en février 1996. La soirée Polaris, qui devait se tenir à la Halle Tony Garnier avec une programmation d'envergure (Carl Cox, The Prodigy...), a été interdite par la Préfecture du Rhône. Une décision perçue comme arbitraire, et surtout comme une énième tentative d'étouffer un mouvement culturel qui dérange. En réponse, organisateurs, DJs, publics et collectifs étaient descendus manifester place Bellecour. Une image rare, surréaliste pour l'époque : des teufeurs en plein jour, pancartes à la main, défendant le droit de danser.
De cette mobilisation est née l'association Technopol, créée pour structurer et représenter les acteurs de la scène électronique, et pour établir un dialogue — parfois illusoire — avec les institutions.
Médias, labels et home studios : une culture en réseau

La techno n'aurait jamais pris un tel essor sans des réseaux de diffusion. L'exposition plonge dans l'univers des radios comme Maxximum, Couleur 3 en Suisse, ou encore des fanzines et magazines spécialisés — Out Soon, Coda, Trax — qui ont accompagné l'essor du mouvement. Les labels indépendants tels que Factory Phenomenes, Trans Pact Production, Geckoo Records et Independance Records ont fait émerger des artistes locaux, tandis que les home studios, souvent bricolés mais déjà performants, ont ouvert la voie à la production électronique en autonomie.
Programmation fournie
Autour d'Entre rave et réalité graviteront plusieurs événements, comme une exposition complémentaire à la Halle Tony Garnier, des émissions spéciales sur Tsugi Radio, des projections de films documentaires, des concerts, des DJ sets, des rencontres et des ateliers de mix ou de création musicale. Enfin, grâce à une mise en scène immersive, l'exposition impliquera plusieurs sens, jusqu'à penser l'expérience pour les publics sourds et malentendants. Sous-titres, interprétation en langue des signes française, et même une capsule sensorielle permettent de ressentir la musique par le corps.
Avec des archives, des sons, des vidéos, Entre rave et réalité convoque les souvenirs des anciens teufeurs et ouvre les yeux des curieux sur tout un pan de l'histoire culturelle régionale. Une manière de rappeler qu'avant d'être une industrie lucrative, la techno était un cri de liberté, une vibration collective, une nuit sans fin dont certains cherchent encore aujourd'hui l'écho.
Entre rave et réalité, les musiques électroniques à Lyon dans les années 90
Jusqu'au 31 octobre 2025 à la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu (Lyon 3e) ; gratuit