Essai / Dans son ouvrage "Deux célèbres inconnues, le mystère Jeanne Weil(l)", Sarah Al-Matary interroge avec justesse le souvenir posthume et la mémoire que l'on retient des femmes.
« "Madame Adrien Proust née Jeanne Weil (1849‑1905)" gît au Père-Lachaise sous un bloc de marbre noir qui a connu plusieurs vies. Dans cette France où le masculin l'emporte encore sur le féminin, le double rappel de la qualité d'épouse souligne que Jeanne n'est plus une Weil, mais une Proust. C'est d'ailleurs comme telle que la mère de Marcel est passée à la postérité. » Ainsi débute l'étonnant ouvrage rédigé par la chercheuse française et historienne de la littérature rattachée à l'Université Lyon II Sarah Al-Matary. OVNI discret publié en 2024, le livre est inclassable, tant par son sujet que par la façon dont celui-ci est exploré, l'autrice entrelace l'existence de deux femmes qui n'ont matériellement rien partagé à part leurs noms de jeunes filles.
La mère et la chercheuse
Il y a d'une part Jeanne Weil, devenue madame Adrien Proust, surtout connue pour avoir enfanté deux hommes d'exception : Robert Proust, médecin qui a participé à la réhabilitation des gueules cassées. Son petit frère, Marcel Proust, est l'auteur émérite d'À la recherche du temps perdu. Grand œuvre dans lequel il évoque la figure tutélaire de sa « maman », aux étreintes certes fugaces mais salvatrices (Du côté de chez Swann).
Jeanne Weill, en revanche, n'a pris ni mari, ni enfanté mais s'est pourtant, elle aussi, départie de son nom pour le pseudonyme de Dick May, avec lequel elle a signé de nombreux romans, pièces de théâtre et articles, a fondé moult associations ainsi que l'École des hautes études sociales (EHES), première école de journalisme du monde, aujourd'hui devenue l'École supérieure de journalisme de Paris. Au début des années 1900, on y donnait pas moins de 500 conférences par an, tantôt de sciences sociales, d'économie politique, d'histoire littéraire, de musicologie... Dick May était pour ainsi dire « l'animatrice » du quartier latin, connue par-delà les frontières du pays.
Pourquoi vouloir joindre ces deux trajectoires — d'ailleurs séparées de dix ans, Dick May étant plus proche en âge de Marcel Proust — ? Peut-être parce que ces deux femmes n'ont pas du tout connu la même postérité. Jeanne Weill a rapidement disparu des livres d'histoire tandis que Jeanne Weil y est restée, dans la posture réconfortante de la bonne mère, celle qui a permis au génie de Marcel Proust de s'accomplir.
Femmes et « famae »
À bien y regarder, les deux Parisiennes n'avaient pas grand-chose en commun, si ce n'est leur extraction sociale bourgeoise — Dick May ne vivait cependant pas dans le faste — leur penchant pour les lettres et Alfred de Musset, leur confession juive et leur conviction dreyfusarde. Une foi et des opinions qui ont d'ailleurs suscité l'ire de la droite et de l'extrême-droite française à l'égard de Dick May, molestée régulièrement dans des brûlots de l'Action Française.
Outre les enjeux de nomination, Sarah Al-Matary file, dans l'épilogue, une analogie avec sa propre situation, celle d'une femme musulmane après le 11 septembre. En pensant les enjeux de « famae » (réputation en latin), des femmes du XIXe siècle, l'autrice dessine des pistes actualisant cet objet éminemment politique qu'est la postérité qu'on accorde ou non à des individus, en fonction de ce qu'ils et elles représentent pour la société, de leur vivant, comme bien après leur trépas.
Deux célèbres inconnues. Le mystère Jeanne Weil(l) (aux éditions du Seuil) ; 21, 50€
Rencontre avec Sarah Al-Matary le mardi 6 mai 2025 à 19h à la librairie L'Œil Cacodylate (Lyon 2e) ; gratuit
