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Hemley Boum : « On est toujours constitué de ce et de ceux qui nous ont précédés »

Hemley Boum : « On est toujours constitué de ce et de ceux qui nous ont précédés »

Entretien / Autrice camerounaise, Hemley Boum a reçu de nouvelles distinctions pour son dernier ouvrage "Le rêve du pêcheur" (prix littéraire des Sciences Po, Grand prix Afrique de l'Adelf, Grand prix Afrique du salon du livre africain, Prix des cinq continents de la francophonie). Elle sera au Littérature live en compagnie de Chigozie Obioma, ils questionneront ensemble le rôle du roman dans la transmission et la transformation des récits afro-descendants. Rencontre avec une plume estimable, maniant avec brio les récits intimes et politiques.

Le Petit Bulletin : Le rêve du pêcheur, est une fresque installée entre Paris et le Cameroun. Le lecteur y suit trois générations d'une même famille déracinée. Leurs récits sont racontés en parallèle, de façon anachronique. Pourquoi avoir privilégié cette narration ?

Hemley Boum : J'aime le temps long du roman, cela me permet à la fois de parler du temps contemporain, d'esquisser le futur et de parler du passé tout en dessinant des enjeux de transmission. Faire avancer les trois récits simultanément me permet aussi d'installer une forme de complicité avec le lecteur : il sait presque tout à l'avance, il avance avec moi.

J'avais aussi besoin que les vies des uns et des autres puissent se refléter, qu'on puisse lire un effet miroir entre la vie de Zacharias et Zack par exemple [le grand-père à Campo et le petit-fils à Paris ndlr]. Le roman entrelace les récits de personnes de cette famille, sans jamais qu'ils ne se rencontrent, sauf symboliquement, à la fin. Cela raconte ce qu'on porte en soi, sans le savoir. Je montre et je dessine les contours de ce qu'il n'est pas possible de se transmettre consciemment quand on vit dans des géographies éclatées, dans des temporalités différentes. Cela pose une question de vie : est-ce qu'on peut être "complet" lorsqu'on porte en soi des récits incomplets ?

LPB : Les lieux où l'histoire se déroule sont très importants (Campo, Douala, Paris...), comme dans chacune de vos œuvres d'ailleurs. Souhaitez-vous les figer par ce processus ? Par exemple, le village de Campo — tel qu'il est décrit — risque de disparaître.

HB : C'est vrai, mais on peut aussi dire que les lieux ne disparaissent pas vraiment. Ils évoluent et ils changent. Je ne raconte pas les lieux pour en faire une photographie. C'est plutôt une restitution du regard que j'ai posé sur ceux-ci à un moment précis, ce que j'en garde. Les lieux se referment toujours sur notre absence : l'endroit continue de vivre.

Dans ma famille, nous sommes cinq enfants dispersés dans le monde entier. Jusqu'à récemment, ça ne m'avait pas gênée. Et puis, il y a eu le covid. J'ai senti la pesanteur, j'ai senti qu'on était des corps empêchés : quand je suis retournée à Douala après le covid, j'ai vu que certaines parties du monde avaient continué à bouger lorsque nous étions à l'arrêt total, Douala ne s'était jamais arrêtée, ça m'a interrogée, travaillée, cette relation que nous entretenons aux lieux, notamment ceux qui nous sont familiers.

LPB : Au début de l'histoire qui se déroule à Campo, on lit une notion d'équilibre, très rassurante. L'équilibre est bouleversé par l'arrivée d'une coopérative de pêche, qui fait entrer des logiques capitalistes et mortifères dans le village. Vous racontez le bouleversement matériel mais aussi intime de la colonisation. Yalana déclare à propos de son mari que « cela faisait de lui quelqu'un de différent ».

HB : La colonisation, c'est le processus de quelque chose qui vient forcément d'ailleurs que de chez soi et d'ailleurs qu'en soi. Comme les paysages, les lieux et les géographies, les communautés évoluent parfois au contact d'événements extérieurs si puissants qu'elles les disloquent. Je comparerais cela à certains drames écologiques. Ce sont des événements si durs qu'après, les êtres humains peinent à se raccorder entre eux, à refaire communauté, il y a des résistances. Pourtant, s'agissant de la colonisation, ces changements portaient parfois en eux-mêmes quelque chose de très séduisant. Il n'empêche qu'il s'agit d'une déflagration à laquelle personne n'a pu se préparer et de laquelle il est difficile de se relever.

LPB : Zack, le petit-fils du pêcheur, cherche à oublier d'où il vient. Il verbalise lui-même les « stratégies d'évitement » qu'il met en place sans grand succès. Que se passe-t-il quand on est déraciné et qu'on n'est plus en résonance avec son histoire ?

HB : Zack est très silencieux, c'est d'ailleurs pour cela qu'il est psychologue et qu'il n'est pas banquier. Aussi, il parle à la première personne. Cela nous permet de nous glisser à l'intérieur de son esprit, pour tenter de comprendre ses actes qui sont pourtant assez incohérents. Il témoigne d'une forme de lucidité vis-à-vis de lui-même : il a conscience de ses zones d'obscurité, et du fait qu'il n'a pas forcément envie de les sonder.

Il apparaît pour la première fois dans le roman, âgé de dix ans. Son entourage de Douala lui demande d'où il vient. Il interroge sa mère à ce sujet, et elle a une réaction violente. Il décide donc, plus ou moins consciemment, de ne plus jamais questionner ses origines. Tout ce silence pèse sur sa vie, mais il ne se rend jamais vraiment compte du point de départ de cette errance.

Hemley Boum 2023 ©Francesca Mantovani - Editions Gallimard

LPB : Plusieurs personnages rappellent que les traumatismes peuvent sauter des générations. La connaissance permettrait-elle d'exorciser certaines douleurs, comme la violence que représente un parcours d'exil ?

HB : Il y a une tradition africaine pour cela, mais quelque part, c'est aussi ce que fait la psychanalyse : il faut se délivrer des anciens traumatismes. Nous portons tous en nous des traumatismes qui viennent du passé, si on n'est pas dans une démarche de guérison et d'acceptation, elles continueront de puruler. Il n'existe pas de départ à zéro. On n'est jamais ''rien'', on est toujours constitué de ce et de ceux qui nous ont précédés.

LPB : Dans l'histoire, Zack nie le racisme dont il est victime à Paris. 

HB : C'est une attitude que j'ai observé plusieurs fois chez des immigrés, notamment en France. C'est un retournement du stigmate : si on ne voit pas le racisme, il n'existe pas. Si on est la bonne personne, le mal ne peut pas survenir. Dans le livre, une des personnes qui réalise ce racisme est la femme de Zack, blanche, qui réalise que ses enfants métisses en sont victimes. Elle met donc en place des mécanismes de résistance ou de défense, car nier ne les aidera pas. À ce moment-là, Zack est encore dans une forme de déni, car s'il reconnaît cela, il ouvre la porte à quelque chose susceptible de l'emporter. Et ça, sa femme ne peut pas le comprendre.

Le rêve du pêcheur (aux éditions Gallimard)

LPB : Dans l'ensemble de votre travail, les personnages que vous mettez en mots sont toujours confrontés à des réalités traumatisantes : les guerres, l'exil, la maladie, la précarité, les violences sexuelles, la solitude... Ce qui les sauve presque toujours, c'est l'autre, c'est l'amour, qu'il soit amical, amoureux, filial... Est-ce la solution évidente, l'amour ?

HB : Cela s'est écrit de livre en livre, car c'est ma conviction : notre salut réside dans notre capacité à nous connecter aux autres, à nos géographies. Aujourd'hui, nous sommes dans des trajectoires individuelles, on valorise des discours qui revendiquent qu'« il faut devenir la meilleure version de soi-même », comme si on n'évoluait pas en lien avec le monde, c'est inquiétant.

Une bonne partie de cette planète vit dans des situations de conflits graves, même celles et ceux qui n'y sont pas confronté(e)s au quotidien portent en elles et eux des situations de violence, qui ont été traversées par la génération précédente ou celle d'encore avant. Ce qui nous a toujours sauvés, c'est notre habileté à créer du lien, construire une spiritualité, pour pouvoir être avec les autres. C'est une forme d'animisme qui nous invite à être en lien avec le vivant.

LPB : Vous avez pris la parole — et la plume — à plusieurs reprises, pour évoquer la mort de Georges Floyd, le mouvement Black lives matter, et, plus récemment, vous avez rédigé une tribune dans Le Libé des écrivain-es au sujet de la politique du ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, et de sa « vision purement négative de l'immigration ». Pourquoi est-ce important pour vous d'aller sur ce terrain ?

HB : Je suis incapable d'être à distance du monde, sinon comment pourrais-je écrire ? Je suis une maman, le monde dans lequel je vis m'importe immensément.

Je suis inquiète aujourd'hui. Je pense que nous vivons une période charnière. Nous sommes dans un moment qui n'a jamais été aussi juste. ''Juste'', dans le sens de justesse : la violence du monde nous apparaît sans sous-entendu, sans artifice. Évidemment, certains continuent à faire semblant de ne rien voir, mais il est difficile de nier la violence ainsi que ce qui pourrait nous attendre si nous n'agissons pas. La résistance peut donc s'organiser.

Pour ce faire, il faut élargir les communautés. Celles-ci doivent devenir de véritables espaces de lutte et d'idées. Nous devons peut-être repenser encore plus précisément la notion d'allié(e), pour éviter de nous dissiper et de perdre nos objectifs de vue. Un allié, c'est aussi quelqu'un qui te défend d'une communauté à laquelle tu n'as pas accès. Ce sont des préoccupations théoriques, certainement même idéalistes, mais c'est la vision que j'en ai.

Le rêve du pêcheur (aux éditions Gallimard) ; 21, 50€
Entre l'intime et le politique : nouvelles voix littéraires africaines avec Chigozie Obioma et Hemley Boum
Vendredi 23 mai 2025 à 19h30 aux Subs (Lyon 1er) ; de 8 à 10€

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