Rois et reine

Arnaud Desplechin creuse la veine romanesque de son cinéma avec ce double récit aux connexions discrètes où cohabitent tragédie et comédie, fantaisie et rigueur, pur plaisir de la mise en scène et virtuosité du langage. Christophe Chabert


On ne cessera jamais de le répéter : Arnaud Desplechin est un cas à part dans le cinéma d'auteur français. Et ce pour une raison simple que plus personne ne pourra nier après Rois et reine : il n'a jamais regardé le cinéma comme du discours, mais toujours comme un spectacle. Se présente alors à lui cet obstacle : comment rendre spectaculaire ce qui ne l'est pas (la parole, la pensée...) ? Question décisive à laquelle Rois et reine, magnifique feuilleton cinématographique à l'ambition démesurée, trouve des solutions extraordinaires. Une scène relève immédiatement le défi : Ismaël (Amalric, vraiment génial) se retrouve devant la porte de son appartement face à deux infirmiers venus l'embarquer pour l'hôpital psychiatrique. Le dialogue est hilarant (il le sera tout au long du film), mais Desplechin ne s'en tient pas là : il glisse entre les mains d'Ismaël un cheeseburger que celui-ci pose par terre, reprend en cours de route, glisse dans la poche de sa robe de chambre... Ce petit détail qui est en fait de la grande mise en scène suffit au cinéaste à introduire dans cette situation banale (trois mecs qui parlent) une dynamique cinématographique. De l'action, et cela change tout.

Famille recomposée

On n'a encore rien dit de la structure de Rois et reine : deux récits parallèles en fait liés par la "presque famille" que les personnages principaux formèrent autrefois. Nora, la femme forte malgré les épreuves (mort de son premier mari, cancer de son père), et Ismaël, ex-amant victime d'un complot misérable qui l'envoie chez les dingues où, à vrai dire, il ne fait pas vraiment tâche. Tragédie et comédie en alternance ? Oui mais, dynamique toujours, cette apposition n'a de sens que parce que les récits débusquent leurs mensonges respectifs. Nora n'est pas une mère courage mais un fauve, ce que son père lui rappellera post-mortem dans un au-delà purement cinématographique (travelling granuleux sur la confession d'un Maurice Garrel impressionnant) ; et Ismaël un illuminé aux allures de sage fou, Diogène échappé d'un roman de Philip Roth, altiste pas altruiste et dragueur breaker (il faut le voir pour le croire). Les apparences retournées comme un gant et les histoires emmêlées par l'adresse du scénario, Rois et reine peut enclencher une ultime ligne droite où son enjeu éclate à la figure du spectateur : le roman d'une famille décomposée et recomposée (adopter ou ne pas adopter, là est la question), famille de cinéma (grand pont admirable entre Rivette et Scorsese) et famille tout court. Dans un épilogue à pleurer de bonheur, Desplechin propulse son film vers les sommets, quand Ismaël parle à Elias (le fils de Nora) ni comme un père, ni comme un ami, mais comme un adulte à un enfant. D'homme à homme en fait, reproduisant la générosité du cinéaste, cherchant l'élévation du spectateur sans le brusquer, avec douceur et intelligence, roi modeste sur un trône qu'il sait précaire.

Rois et reine
D'Arnaud Desplechin (Fr, 2h31) avec Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos...


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