Le Rêve de Cassandre

Woody Allen termine son voyage en Angleterre en tournant un faux jumeau à son sublime "Match Point" : une tragédie digne d'Ibsen qui enfonce le clou de l'argent corrupteur et de la lutte déséquilibrée des classes. Christophe Chabert


Deux frères, Ian (Ewan MacGregor) et Terry (Colin Farrell), se retrouvent sur le même bateau. Celui-ci s'appelle, comme le film, Le Rêve de Cassandre, et ils viennent de l'acheter sur un coup de tête. Fils d'un restaurateur cardiaque, tous les deux semblent englués dans la working glass londonienne, Ian en successeur désigné du bistrot paternel, Terry en garagiste flambant ses économies au poker et aux courses de lévriers. Cassandre prédisait le malheur à venir ; Woody Allen, pour terminer son étonnante trilogie de la lutte des classes en Angleterre après Match Point et Scoop, prépare ses deux héros à une toute autre forme de galère, dans laquelle il faudra ramer dans le même sens pour ne pas couler à pic. Tout salaire mérite peine Ce qui surprend dans Le Rêve de Cassandre, c'est d'abord la toute puissance du texte : un dialogue théâtral, un scénario implacable, une manière sèche de faire le noir et de manier l'ellipse entre les séquences. D'ailleurs, c'est la rencontre avec une comédienne débutante qui provoque vraiment la mécanique tragique ; Ian la désire instantanément, et c'est comme si cette possession initiale éveillait chez lui l'envie de grimper socialement, de posséder toujours plus. Mais pour ça, il faut de l'argent, ce qui manque cruellement aux deux frangins. Alors surgit dans le récit un oncle providentiel. Il a fait fortune dans la chirurgie esthétique et pourra éponger les dettes de Terry et lancer le business hôtelier de Ian. Une scène magnifique, entre soleil et pluie, entre espace ouvert et cercle fermé, montrera les deux visages de cet Oncle Howard : mécène libéral attaché à sa famille, ogre capitaliste avalant ses rejetons pour sauver sa peau. Car tout salaire mérite peine, et ceux qui possèdent ont surtout cet énorme privilège de pouvoir disposer de ceux qui n'ont rien. Avec rigueur et précision, Allen démontre comment les mécanismes de l'ascension sociale sont des rouages rouillés par la nature humaine et toujours soumis aux caprices du hasard. Dans la tragédie du Rêve de Cassandre, le sang (dans les veines) appelle l'argent, et l'argent appelle le sang (répandu) : Allen n'a jamais été aussi proche d'un de ses maîtres, ce scénariste génial qu'était Ibsen. Du coup, les habituelles obsessions du cinéaste (l'absence de Dieu, le remords face au crime) sont balayées d'un revers ironique, laissant la place à un regard absolument pessimiste sur l'homme écrasé par le déterminisme social, reniant toutes ses valeurs sans garantie d'en trouver d'autres. Dans quelques années, on mesurera certainement la puissance subversive de cette trilogie londonienne d'un cinéaste qu'on disait, il n'y a pas si longtemps, recroquevillé sur son ego !

Le Rêve de Cassandre
de Woody Allen (Ang-Fr-ÉU, 1h47) avec Colin Farrell, Ewan MacGregor...


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