Cinquième tour (de platines)

Festival / Pour la cinquième édition de Nuits Sonores, le contexte politique était trop beau pour ne pas questionner les valeurs du festival avec son coordinateur général, Vincent Carry. Christophe Chabert


«Ça fait quoi d'être le premier grand festival musical français à avoir lieu sous l'ère Sarkozy ?». On pose la question d'entrée à Vincent Carry, coordinateur général du festival depuis sa création en 2002, alors que nous sommes au lendemain du deuxième tour. Ce n'est pas qu'une petite allusion ironique puisque, avant que la Ville de Lyon ne lui accorde son soutien pour monter la manifestation, Carry avait connu les dures années de la répression des clubs techno en 95-96. «Ça apporte du sens à notre démarche», explique-t-il. «Ça la renforce en tout cas. Au-delà d'être un événement culturel, les valeurs du festival sont des valeurs de liberté et d'ouverture envers les publics européens. Je ne nous considère pas comme des héritiers de mai 68, mais comme les héritiers d'une tradition musicale qui a toujours plaidé pour la liberté et la tolérance». Belle déclaration, mais les choses semblent tout de même plus compliquées... Il y a cinq ans, lors de la première édition, la musique électronique était à son acmé, et les organisateurs se servaient de l'argument pour justifier la légitimité du projet. Ils n'avaient pas tort, car l'électro avait littéralement envahi les musiques actuelles, sinon la bande-son du temps présent via pubs, films et radios. L'électro ne faisait plus peur à grand monde, au contraire...«On est les centristes des musiques électroniques !»
Mais c'était avant que le rock ne fasse son retour, avec toutes ses ambiguïtés en matière de cloisonnement d'un public fort peu politisé et très consumériste. La musique électronique, dans le fond, a dû s'adapter aussi, et ce sont aujourd'hui des chapelles hermétiques et marquées socialement qui s'en sont emparées : à la bourgeoisie la musique des bars lounge et la dance music des clubs friqués, aux libertaires farouches les free parties techno, aux branchés une électro live cérébrale ou minimale, voir un certain rap expérimental... Face à ce constat, Vincent Carry s'exclame en riant : «Alors tu peux considérer qu'on est les centristes des musiques électroniques ! Nous, ce qu'on souhaite, c'est laisser la porte ouverte à presque chacune de ces chapelles-là. Bon, à part le côté lounge, qui n'est pas notre tasse de thé... On n'a jamais voulu programmer des musiques électroniques de merde, et il en existe pas mal. Mais on a cette volonté d'être un panorama, et on n'est pas radicalisé dans un sens ou dans l'autre. L'idée que des gens qui viennent écouter James Holden puissent aussi écouter Mixmaster Mike ne nous paraît pas incongrue». Idem quand on évoque la possibilité d'une fracture générationnelle entre le public de Nuits sonores et celui d'autres manifestations culturelles lyonnaises : «Le public de Nuits sonores est plus complexe que ça. Plus de 50% des festivaliers sont des étudiants, mais il y a aussi un public de trentenaires ou de quadras qui trouve sa place dans le festival. Les pionniers du mouvement des raves ont entre 35 et 40 ans, et dans la programmation des Nuits Sonores il y a des artistes qui parlent à des quadragénaires, Violent Femmes notamment. On parle moins au troisième âge, c'est sûr, mais c'est le propre de toute manifestation culturelle. On ne va pas reprocher au Théâtre Tête d'or de faire de la fracture générationnelle !» Enfin, on lui objecte qu'à la vue des soirées les années précédentes, ce public-là n'est pas très métissé. «On n'a pas une volonté de segmenter notre programmation ou de faire des quotas. On a réussi à élargir le public des musiques électroniques et, socialement, Nuits sonores reste un événement assez ouvert. Tu as, à Lyon, peu de manifestations suffisamment fédératrices pour accueillir des gens d'horizons sociaux si différents. C'est quelque chose que tu ne retrouves pas dans la vie nocturne lyonnaise...»«Le projet artistique ne changera jamais»
Les circonstances ont fait que le festival, qui avait la bougeotte lors de ses quatre premières éditions, a dû se fixer cette fois-ci aux Subsistances : «C'est un lieu que l'on assume complètement, esthétiquement et culturellement. Mais il pose deux problèmes : un problème de jauge ; le lieu est plus petit et peut accueillir moins de monde, et surtout il réduit les zones privées et les backstages. L'autre problème, c'est le voisinage». Ce choix a été fait à la dernière minute, après 13 refus sur d'autres lieux, la plupart du temps pour des questions de mise aux normes coûteuses ou de problèmes de sécurité. C'est le challenge des années à venir pour le festival : trouver un lieu unique et établir avec lui une convention sur trois ans, histoire de ne pas passer toute son énergie dans les recherches à chaque édition. Avant de partir, on ne peut que boucler la boucle : et si Lyon bascule à droite en mars prochain ? Nuits sonores se verra-t-il obligé d'accueillir la techno moisie et pailletée de Martin Solveig et David Guetta ? «Nuits sonores n'est pas en régie directe avec la Ville de Lyon et ne dépend pas uniquement du financement public ; la Ville n'apporte qu'un quart du budget. Aujourd'hui, l'opposition municipale a toujours voté les subventions attribuées à Nuits sonores et aucun élu n'a remis en question l'existence du festival. Il y a des élus de droite qui viennent à Nuits sonores, qui nous demandent des invitations, qui sont intéressés par ce qu'on fait. Quant à Martin Solveig à Nuits Sonores, c'est inenvisageable. C'est clair et tu peux prendre date : si un jour il joue chez nous, ce ne sera plus Nuits sonores car ce ne sera plus nous. Nous sommes propriétaires de la marque, le projet artistique ne changera jamais, et les collectivités s'engageront ou non à nous soutenir». Rassurés ?


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