Peur bleue

Entretien / La scène se déroule le 19 avril. Emmanuelle Cuau, terrorisée par l'échéance du 22, défend son film tant bien que mal, en essayant de ne pas penser à l'avenir de notre société. Propos recueillis par François Cau


Quel a été le déclic de l'écriture de cette fable kafkaïenne ? Emmanuelle Cuau : Tout au long du film, on peut se demander si le personnage de Gilbert Melki est normal ou pas. Il y a une phrase de Kundera qui dit "l'esprit sain pue la connerie". Aujourd'hui, les instances veulent tellement avoir l'esprit sain, avoir réponse à tout. Il faut systématiquement être dans la représentation, répéter "très bien, merci", qu'il n'y a pas de soucis. Le film n'a pas de message à délivrer ou de théorie à défendre, il ne fait que s'interroger sur l'éventualité, dans notre société, de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, et ce que ça peut enclencher. Le film a dû être délicat à financer...La première société de production a lâché l'affaire en voyant qu'on n'obtenait aucune participation des télés. Quelque temps plus tard, le scénario arrive dans les mains de Sandrine Kiberlain et Gilbert Melki, qui acceptent rapidement. Grâce à leurs noms, on a pu obtenir des soutiens financiers de Canal + et de CineCinema, mais c'est tout. Le producteur a eu quelques clashs avec certaines chaînes - on lui a dit que c'était un scénario de pure paranoïaque, qu'on ne vit pas dans ce monde-là. Mais comme d'habitude, maintenant que le film est bien reçu, ces mêmes chaînes veulent acheter le film pour le diffuser. Normalement, le film devait sortir plus tôt, dans un autre contexte...On a fini de tourner en décembre 2005. Quand j'ai vu qu'il allait sortir pendant l'entre-deux tours, j'étais très inquiète. Je suis très effrayée par cette élection, je ne comprends pas comment les gens peuvent penser au cinéma... Tenez, pour cette société, je suis en situation de délinquance : je viens de me faire expulser, je suis suivie par un contrôleur judiciaire, mais là je me balade en France dans des hôtels, je voyage en première. La semaine dernière, mon fils de 15 ans m'appelle pour me dire qu'il a passé la nuit au poste, parce qu'il avait gratouillé des affiches électorales avec des copains... On taxe le film d'exagéré, mais je trouve qu'on est en deçà de la réalité. On se dit naïvement qu'on peut faire un film qui soulèvera ce problème, pour les gens qui préfèrent fermer les yeux. Il faut être vigilants et réaffirmer certains principes, mais pas à la Bernard Werber...


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