Trouble-fêtes

Fauteur de troubles, empêcheur de penser en rond, Gianni Motti s'empare des media, des institutions politiques les plus respectées, des stades et des scènes de l'actualité... Il est l'un des artistes les plus drôles et pertinents d'aujourd'hui. Jean-Emmanuel Denave


Invité à la première Biennale d'Art Contemporain de Prague en 2003, Gianni Motti ne sait qu'y faire, quoi présenter. La veille du vernissage, à la terrasse d'un café, il prend un verre avec le commissaire d'exposition, s'excusant de n'avoir rien pu produire... Quand passe une patrouille de militaires américains. «Je vais vers eux avec la plaquette de la Biennale et je leur explique que pour cette première édition nous avons besoin de sécuriser les lieux. À 16 heures, le lendemain, la patrouille est là, en uniforme, son chef donne des ordres et dispose ses hommes armés aux quatre coins du palais d'exposition. Nous étions alors en pleine guerre d'Irak et six mois après la prise d'otages dans un théâtre à Moscou !». Du culot, de la chance et le désir de provoquer les choses : il n'en faut pas plus à Motti pour créer cette performance gratuite et inconcevable à l'avance. Au-delà de l'aspect humoristique, l'artiste pointe, à travers son «coup de Prague», la guerre, le tout sécuritaire, mais aussi l'art contemporain comme milieu hyper protégé, replié sur lui-même, paranoïaque. Drôles et pertinentes, les actions ou impostures de Motti font exploser en plein vol idées reçues, train-train des media, injustices, bêtise rampante des bien pensants ou des gens de pouvoir... Motti a ainsi revendiqué l'explosion de la navette Challenger et plusieurs tremblements de terre, s'est présenté aux Présidentielles américaines en 1996, mis en scène son propre enterrement, proposé aux autorités cubaines de louer Guantanamo pour y installer un centre culturel... Diogène contemporain, Gianni Motti est un artiste sans art qui effectue des coupes franches dans le flux du réel, s'y incruste, y met son grain de sable. Et tire à boulets rouges sur la figure de l'artiste inspiré et souffrant : «Mon atelier c'est mon hamac. J'ouvre mes fenêtres, l'air circule, je regarde la télévision, j'écoute les gens, je m'inspire de ma concierge...». Il aime aussi à titiller les sciences : au CERN de Genève en 2005, il parcourt à pied les 27 kilomètres du tunnel d'un accélérateur de particules... À la recherche lui aussi de l'anti-matière, de l'anti-Motti, même s'il lui faut pour cela marcher six heures alors qu'un proton fait 11 000 fois le tour du tunnel en une seconde ! Science encore avec sa «montre» qui effectue le compte à rebours du «Big Crunch» (implosion du soleil dans 4 milliards d'années, et disparition de la vie sur Terre). «C'est une œuvre posthume et ultime, car, par définition, aucune œuvre ne pourra aller plus loin ; en même temps je revendique le plus grand acte terroriste que l'on puisse imaginer». Opération mains propresSon plus grand coup reste celui du savon ! Affirmant avoir réussi à récupérer de la graisse liposucée de Silvio Berlusconi (qui effectivement a passé un mois dans une clinique de chirurgie esthétique), il en a fait un petit savon intitulé «Mains Propres» en référence à l'opération menée en Italie contre la mafia et la corruption ! Rapidement, les choses le dépassent : plainte de Berlusconi, grand tapage médiatique, Motti devient la 3e personne la plus citée sur Google après Bush et Michael Jackson. «Je n'avais pas anticipé un tel impact, je ne contrôlais plus rien. Dans ces cas-là, il vaut mieux se tirer. Je me suis enfermé chez moi pendant trois jours en regardant la série 24 heures chrono, pour ne pas devenir le guignol de Berlusconi». Car si Motti frôle toujours la figure du bouffon, il la refuse in extremis, de peur d'être récupéré, figé dans un rôle. Sa liberté d'action est totale et ses terrains de jeux tous plus différents et inattendus les uns que les autres.TélépatheCitons-en encore quelques-uns... En 1997 à Bogotta, Gianni Motti tente de déstabiliser par télépathie le président colombien Ernesto Samper Pisano : «Je me suis retrouvé entouré de 2 000 personnes devant la résidence présidentielle, tous les yeux fermés. Le lendemain un grand journal titrait : «Même l'art demande la démission du président». «Le soir à 3 heures du matin à l'hôtel, j'ai entendu quelqu'un qui me cherchait et je me suis échappé par la fenêtre»... Les balles sont moins dangereuses à Rolland Garros : en 2004 pendant un match de demi-finale, alors que Bush est en France pour le 60e anniversaire du débarquement, Motti se débrouille pour se placer devant les caméras de télévision et enfile brusquement un sac jaune sur sa tête, tel un prisonnier d'Abu Graïb ! En 1997, lors d'une session de l'ONU à Genève, Motti squatte la place du délégué indonésien absent et... prend la parole pour défendre les droits des minorités ! On a pu le voir encore présenter l'horoscope à la télévision italienne, détourner un car de touristes japonais vers un lieu d'exposition, mixer aux côtés de Jean-Édouard du Loft... À Lyon, pour les 5 ans de la prison de Guantanamo, Motti a réalisé un mémorial aux 759 prisonniers ou ex-prisonniers de la base américaine, sur le modèle des mémoriaux aux victimes du 11 Septembre. Sorte d'électrochoc provocateur visant à pointer les contradictions de la démocratie et ne pas oublier cette zone de non-droit. «Je ne fais quasiment jamais de pièce en tant que telle, mais toujours en rapport à autre chose... Je suis toujours en alerte. Il faut gagner son art quotidien». Pratiquer l'art à l'air libre et résister à la bêtise : telle est l'une des formules possibles du génie de Motti.Gianni Motti, The Victims of Guantanamo Bay (Memorial)Jusqu'au 11 marsÀ la Salle de Bains, 56 rue Saint Jean, Lyon 5e (04 78 38 32 33)


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