Jongler, danser les normes
publié dans Scènes par le Mercredi 24 janvier 2007
Danse & cirque / À l'heure où chacun se croit «créatif» alors même que la créativité est exigée à longueur de petites annonces d'emploi, à l'heure où la norme ne descend plus d'en haut pour faire plier le bas mais circule, vicelarde et horizontale, jusqu'à aspirer la moelle de toute aspérité soi-disant singulière ou underground, comment faire, oui, pour que «ça change» vraiment dans nos têtes comme dans nos pieds, dans nos corps calleux comme dans nos corps politiques ? Réponse, ou du moins bribes de réponse, par la danse et le cirque, et trois créations aux Subsistances... Le circassien Xavier Kim et la danseuse taïwanaise Wei Chen n'hésitent pas à s'inspirer du «Nouvel esprit du capitalisme» de Luc Boltanski et Eve Chiapello pour leur spectacle entre danse, cirque et vidéo 100% Croissance, interrogeant par la bande «comment la matérialité du corps (et ce qu'il y a dedans) s'adapte (ou pas) à ce qui ne cesse de réclamer toujours plus de mobilité, de flexibilité, de rebond...». Pied de nez à ce management acéphale par le rebond justement (jongles et coqs à l'âne), la flexibilité (acrobaties légères et incongrues), la mobilité (danse fluide au milieu de l'espace confiné d'un bureau infernal). Soit l'un des deux spectacles que nous attendons le plus ce week-end. L'autre étant celui de l'inclassable américain Keith Hennesy, performeur polyvalent, drôle et impudent, qui plongera cette fois-ci les deux mains dans le cambouis de l'identité américaine, à partir de l'idée astrophysique qu'on voit parfois mieux dans le noir qu'en pleine lumière. On ira donc les yeux fermés. On pourra jeter un œil et une oreille aussi sur A Short Term Effect d'Alexandre Roccoli, où le chorégraphe travaille avec trois danseuses les poses devenues quasi hiératiques d'icônes rock (Nico et consœurs), mais aussi les tics, réflexes de pavlov et autres poses de grenouilles de bénitier de ces clubbers que nous sommes tous, ahanant et répondant (par le corps) amen à la messe des Dj et des platines. D'où un spectacle fait de boucles absurdes, de comique de répétition et de corps mus par on ne sait quels fils. Pas toujours des fils de soi en tout cas. Jean-Emmanuel Denave