Femmes d'intérieur

Entretien / Antonio Latella met en scène Les Larmes amères de Petra von Kant au Théâtre National Populaire. Il évoque sa rencontre avec l'œuvre de Fassbinder, et ses choix de mise en scène. Propos recueillis par Dorotée Aznar (traduction Nino Marino)


Pourquoi avoir choisi de travailler sur l'œuvre de Fassbinder ?Antonio Latella : Rencontrer Fassbinder après la préparation de Querelle (à l'occasion de la trilogie Genet) était naturel, presque obligatoire. L'urgence réside dans le fait de confronter des auteurs comme Pasolini, Genet, Fassbinder, Testori ou, par certains aspects, Giordano Bruno et Marlowe ; tous les auteurs qui ont mis au centre de leurs recherches l'homme et son essence. C'est-à-dire des auteurs qui, pour exprimer leurs idées, ont payé de leurs propres vies et parfois même de manière brutale.Pourquoi ce portrait de femme en particulier, qu'est-ce qui vous a attiré dans cette pièce ?Avec Petra, Fassbinder dessine un portrait, une idée de femme qui synthétise toutes les figures féminines qui sont présentes dans le texte ; Petra est toutes les femmes. Une femme qui vit dans son appartement, qui semble n'en jamais sortir mais qui reçoit d'autres femmes dans cet intérieur. Ces femmes, ces bourgeoises, tissent une toile d'araignée pour ébranler les conventions et la stabilité de Petra. Fassbinder dit que, lorsqu'il place une femme au centre de son récit, cela lui permet de mieux raconter l'histoire. Qu'est-ce qu'ont les femmes et que n'ont pas les hommes ? Peut-être, comme Fassbinder aime le dire que «les femmes sont des terroristes de l'amour».C'est la première fois que vous abordez un univers totalement féminin ?Non, ce n'est pas la première fois mais, en revanche, c'est la première fois que je dédie une saison entière aux femmes. Avant Petra, j'ai mis en scène une trilogie sur Médée, c'était un peu l'autre face de la médaille, l'instinct, les entrailles et le feu, tandis qu'avec Petra... comme le dit Fassbinder, «les hommes ne sont pas habitués au fait que les femmes pensent».Quels rôles ont joués la pièce et le film de Fassbinder dans votre adaptation ? On pourrait d'ailleurs qualifier ce film de théâtre filmé, comment se positionner ensuite comme metteur en scène, quelles sont les difficultés que vous avez pu rencontrer ?Le film de Fassbinder est une parfaite illustration d'une théorie sur l'amour et sur les sentiments. Son film est froid et lucide : très peu de larmes sillonnent le visage de cire de ces femmes apparemment inaccessibles. Le film de Fassbinder est la réalisation de son idée : «l'amour est plus froid que la mort». J'ai cherché à m'approcher de ce type de froideur ; un défi parfois surmonté et parfois non. Peut-être parce que je suis un homme du sud et que je pense que même la glace brûle, excite. Pour revenir au film de Fassbinder, il est important d'ajouter qu'à la fin, il choisit d'ajouter un élément qui n'est pas dans le texte : Marlène, la «secrétaire» servile de Petra s'en va. Peut-être que Fassbinder choisit de la faire partir pour la sauver ou parce que le jeu du cobaye est fini. Moi, je ne peux pas la faire partir, je ne suis pas issu de la même période historique et du même pays que Fassbinder. Pour lui, la femme c'est la nation, c'est l'Allemagne.Comment avez-vous choisi les rôles féminins, quelles qualités recherchiez-vous chez les comédiennes ?Trouver Petra était fondamental. Il fallait une actrice au sommet de sa carrière, avec une grande popularité et un grand charme. Ensuite, il y a eu la rencontre avec Laura Marinoni et tout était plus facile, plus grand !!!! Pour les autres comédiennes, il s'agit de mes compagnes de voyage, de mes actrices de toujours.Dans un entretien, Fassbinder déclarait que "celui qui aime perd toujours" et que "pour accepter un besoin et un amour, il faut de la noblesse". Petra est-elle une femme noble ou une femme faible selon vous ?Pour moi qui aime (dans toutes les acceptions du terme et tout ce qui ne peut être dit), je suis prêt à aimer sans condition et sans rien attendre en retour. C'est un peu comme la vie : on l'aime beaucoup et puis un jour nous la perdons, sans pouvoir rien y faire. C'est le destin de l'homme dans sa totale fragilité et sa noblesse nue. Pour moi, Petra est une Femme, avec un «F» majuscule.Petra et Karin.... Amour, manipulation, besoin de contrôler l'autre ?J'ai choisi une Karin qui, contrairement à celle choisie par Fassbinder, n'est pas un top model. Selon moi, ce serait trop facile. Dans ma mise en scène, il ne s'agit pas d'un amour lesbien entre ces deux femmes. Cette relation homosexuelle est l'élément le moins intéressant du texte. Petra et Karin ne sont pas lesbiennes, peut-être simplement emploient-elles l'amour pour savoir qui elles sont vraiment. Évidemment, les rapports du bourreau et de la victime sont en revanche un jeu présent tout au long du texte.Qu'est-ce qui fait que les spectateurs sont, aujourd'hui encore, touchés par cette œuvre ?Nous vivons une époque étrange. Être touché par quelque chose est comme une victoire, un cadeau. Cette œuvre peut sembler un peu vieux jeu, mais je voulais faire un travail qui montre le caractère classique du texte. Je ne voulais pas émouvoir à tout prix. J'ai traité Fassbinder comme un grand auteur classique. Fassbinder tisse ses toiles d'araignée en s'inspirant du jeu d'échecs et de la bourgeoise goldonienne. Finalement, les textes classiques ont une grande qualité, celle de toucher le public et, au minimum, de faire réfléchir.Les Larmes amères de Petra von Kant De Rainer Werner Fassbinder, ms Antonio LatellaDu 11 au 14 janvier au Théâtre National Populaire à Villeurbanne


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