Du flow dans le jazz

Musique / Réunir Rocé et Oxmo Puccino pour un même concert tombait sous le sens, puisque ces deux rappeurs mettent brillamment du jazz dans leur hip-hop. Une évidence qui ne doit pas masquer les profondes différences entre leurs démarches. Christophe Chabert


Il y a de longues années, un chercheur grenoblois publiait une thèse sur les rapports entre le rap et le jazz, montrant comment certains jazzmen ont largement anticipé l'apparition du hip-hop, plaçant le saxophoniste Archie Shepp comme chaînon manquant entre les deux musiques (lire encadré). Évident ? Pas forcément, puisque les pionniers du hip-hop avaient tendance à puiser leurs références dans le funk et la soul, et surtout profitaient de l'émergence des nouveaux instruments qu'étaient les platines et les beatboxs au lieu d'apprendre à jouer du sax et du piano... Les liens étaient donc souterrains : goût de l'improvisation (le freestyle vocal remplaçant la liberté du free jazz) et importance symbolique et communautaire des deux musiques. Mais la vérité oblige à dire que pendant des années, le rap n'a guère cherché à retourner à cette source-là, et c'est plutôt l'électro qui se chargeait de «régénérer» le jazz (via l'éphémère mode de l'acid-jazz), quand ce n'était pas carrément le jazz qui allait débaucher des MC's (Erik Truffaz, par exemple...).Folklore et origineD'où la surprise de voir deux rappeurs français «installés» sortir à quelques semaines d'intervalle des disques qui partent d'une même envie : faire un album où leur flow se poserait sur des arrangements jazz, sans pour autant renier leur culture hip-hop. Oxmo Puccino, avec son Lipopette Bar, a réuni un orchestre appelé les jazzbastards et infiltré le mythique label Blue Note ; Rocé, lui, a invité sur Identité en crescendo des personnalités aussi différentes que Jacques Coursil, figure du free jazz, le guitariste de Paris Combo Potzi, le batteur de Magma Antoine Paganotti, et surtout Archie Shepp lui-même, le temps de deux titres incandescents. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : si la démarche est similaire, le résultat fait preuve d'un antagonisme certain. Oxmo Puccino utilise le jazz comme un folklore, un décorum et en définitive un cliché, élément à part entière de l'histoire qu'il veut brillamment nous raconter ; Rocé, en revanche, cherche dans le jazz un tremplin pour propulser l'urgence de son discours, et effectue un retour qui n'a rien de nostalgique vers une des sources du rap, dans un album qui ne fait que questionner l'enfermement par les clichés et la complexité de l'identité. Si c'est clairement Oxmo qui renouvelle le plus sa musique (son album est débarrassé des facilités et longueurs qui encombraient ses précédents opus), c'est Rocé qui inflige la plus grande claque à l'auditeur, par une parole libre, sans démagogie ni raccourci, qui brûle ses lèvres autant qu'elle brûle nos certitudes. Un seul point de départ, donc, mais deux très bonnes nouvelles pour le rap d'ici...Rocé et Oxmo PuccinoAu Ninkasi KaoVendredi 24 novembre


<< article précédent
Un nouveau souffle