Péril en la demeure ?

VISITE GUIDÉE / La Demeure du Chaos a fait couler beaucoup d'encre dans les pages société des magazines, un peu moins dans les rubriques culturelles. C'est sous l'angle artistique que nous avons choisi d'aborder ce «work in progress» vertigineux. Jean-Emmanuel Denave


Enfin, nous y sommes : entre les murs éventrés et carbonisés, scarifiés et tatoués, taggés et effondrés de la sulfureuse Demeure du Chaos. Cet ancien relais de poste du XVIIIe Siècle, situé au sein d'un village cossu, «déconstruit» par Thierry Ehrmann et une centaine d'autres artistes. Tout est bien là comme entrevu dans les media et les supports de communication chocs : la carcasse d'avion, l'hélicoptère scratché, le tank embusqué, les voitures calcinées, la reproduction impressionnante des ruines de Ground Zéro, le bunker massif de Mathieu Briand, les plaques de Ben avec ses formules à l'emporte-pièce, les innombrables portraits à l'acrylique de personnalités de l'histoire récente (de Ben Laden à Bush en passant par Condoleeza Rice, le pape, Beckett, Artaud...). Mais aussi les traces d'hémoglobine sur les arbres, l'eau rouge sang de la piscine, les météorites fuligineuses fracassées sur le toit, les cloisons percées, les pièces murées, les câbles et les tuyaux mis à nu comme autant de tentacules, les arbres renversés racines à l'air, les crânes peints en vanités béantes, les scènes de crime au sol, les formules alchimiques en latin, les hiéroglyphes ésotériques... Tout est là, oui, et tant d'autres choses encore. Contrairement à sa réputation, la Demeure du Chaos n'est ni la maison du diable, ni un ouvrage uniquement nihiliste et destructeur. Ce qui est immédiatement palpable, à fleur de mur et de toiture, c'est l'incroyable électricité et fébrilité qui y règnent. On perçoit d'emblée une énergie, un flux brownien d'idées et de gestes virulents et urgents, un champ d'expérimentations à ciel à la fois ouvert et fermé (car ça se passe aussi bien dehors que dedans, voire secrètement)... Une apocalypse et un retour aux ruines sur 10 000 m2 certes, mais dans le même mouvement un retour aux pulsions créatrices. Pas un cimetière mais un chantier vivant, pas un théâtre morbide mais une usine. Dada is not deadLa référence qui vient immédiatement à l'esprit est Dada. Tzara et consorts considérés trop souvent comme une bande d'énergumènes ayant seulement craché et détruit, mais qui en réalité ont tout (ou presque) inventé en art à l'orée du XXe Siècle. La Demeure du Chaos est, selon nous, un nouvel et génial avatar de l'onde de choc produite par Dada. Avec ce même processus en deux temps : faire table rase et conchier la bourgeoisie comme l'idéologie bien pensante de son époque, puis passer à l'action, créer tous azimuts, abattre les cloisons du désir, faire de sa vie (et de son lieu de vie) une œuvre d'art explosive... La Demeure du Chaos est un immense collage de Kurt Schwitters en trois dimensions ! Bien sûr, si l'on regarde la chose œuvre par œuvre, acrylique par acrylique, sculpture par sculpture, tag par tag, il est clair qu'Ehrmann & Cie ne sont pas forcément révolutionnaires. Mais ce qui s'avère passionnant réside dans la mise en circulation et en court-circuit des œuvres, le montage de media et de références hétéroclites (toute l'histoire de l'art ou presque remixée, détournée, pillée goulûment), la disparition de la notion d'auteur au profit de l'anonymat du collectif à dimensions variables, l'inachèvement et le renouvellement incessant du processus créatif (Thierry Ehrmann estime que ce work in progress n'a atteint aujourd'hui que 5% de son potentiel !), l'esprit d'utopie qui souffle à contre-courant de la résignation généralisée... Le monde frappe à l'huisLe tout en écho et en prise directe avec le présent et le chaos du monde. Et c'est là l'une des autres dimensions essentielles de la Demeure du Chaos : collage dada démentiel, cette «œuvre» colle aussi au plus près de l'actualité. Vibre de la folie de l'histoire en cours... Petit retour en arrière : l'origine de la Demeure remonte à 1999 avec l'idée de détourner une demeure bourgeoise et les premières représentations par Ehrmann de salamandres sur ses murs (la salamandre est un symbole lié à la transmutation par le feu : féru d'ésotérisme et franc-maçon, Thierry Ehrmann déploie aussi sur ses cloisons tout un discours et une iconographie alchimico-bizarroïdes). Mais les attentats du 11 septembre marquent la «seconde naissance» et l'accélération de la mise en œuvre de la Demeure du Chaos : pour Thierry Ehrmann : «le 11 septembre est l'événement clef de notre modernité»... Depuis, sur le modèle des sérigraphies de Warhol (autre référence artistique importante), l'imagerie médiatique des acteurs et des événements internationaux est peinte, re-présentée à l'acrylique ou à la glycéro : les résistants aux côtés des bourreaux, les frères ennemis en vis-à-vis (Zawahiri et Moubarak, Sharon et Arafat...), Poutine sur un mur et Anna Politkovskaïa sur un autre, et toutes sortes d'autres images dispatchées ici et là... Images médiatiques dé-légendées, selon l'expression d'Ehrmann. «L'œuvre questionne, on ne prend pas position, les regardeurs se forgent eux-mêmes une opinion». Et c'est peut-être ce qui déconcerte et dérange le plus à la Demeure du Chaos : cette transgression du cadre médiatique et du regard standardisé, l'absence de morale aussi. Le pouls brut du monde vient battre à nos yeux blasés dans l'antre même de la bourgeoisie, la sphère privée et professionnelle (la Demeure est aussi le siège des entreprises d'Ehrmann), le petit village tranquille des Monts d'Or... Une demeure complexe, protéiforme et bigrement stimulante donc, dont nous n'avons pu ici qu'effleurer quelques aspects. On n'en revient toujours pas.La Demeure du Chaos à Saint-Romain-au-Mont-D'or Ouverture au public les samedis et dimanches de 15 à 18h


<< article précédent
Trouver le Point G