Mi-chèvre, mi-chou

Danse / Événement définitivement incontournable, la Biennale de la Danse fait de bons chiffres et prouve, parfois par l'absurde, que la danse gagne à mettre en danger ses propres formes. Jean-Emmanuel Denave


La Biennale de la danse se porte bien : l'édition 2006 compte 86 671 entrées et un taux de remplissage de 88%, soit son second meilleur score depuis sa création. Guy Darmet (directeur artistique), lui, se porte mieux (en convalescence d'un infarctus) et reprendra ses activités dès la mi-novembre. Il a souligné en conférence de presse que sa succession n'était pas d'actualité, lançant même d'ores et déjà quelques pistes pour l'édition 2008 : une thématique qui devrait tourner autour de l'identité et des racines de l'individu, un chorégraphe invité associé à la programmation (Mourad Merzouki de la Cie Käfig), une poursuite des expériences dansées au sein de l'espace public... Le tout toujours "avec générosité, ouverture et humanité", selon les mots du directeur, passé maître en matière d'œcuménisme chorégraphique... D'un point de vue artistique, notre propre bilan est plus nuancé. Avec côté passif, de grosses déceptions : Kim Itoh, Jan Lauwers, les Pockemon, Nacho Duato. Et côté actif : de très belles pièces signées Tere O'Connor, L'Explose, Alain Platel, Frédéric Flamand ou Marie Chouinard. Mais rien qui nous aie "fendu le crâne" et qui puisse faire nettement pencher la balance d'un côté plutôt que de l'autre (précisons que nous n'avons pas vu le Péplum de Nasser Martin-Gousset salué par le public et la critique).L'informe en pleine formeDans le détail, la dernière semaine de la Biennale nous a offert trois pièces fortes... Celle, toute fraîche et surprenante de Jean-Emmanuel Belot et Ennio Sammarco, explorant la gestuelle et l'iconographie sportives, leurs aspects sombres ou drolatiques, l'envers du décor spectaculaire comme l'avers de l'épuisement et de la dinguerie rythmique. La relecture gonflée du Sacre du printemps par Marie Chouinard dans une scénographie minimaliste, jetant ses danseurs impressionnants dans des mouvements tribaux et tripaux, animaux et musculeux, fusant ou paradant, bondissant ou coïtant. Et l'ovni baroque vsprs d'Alain Platel qui, après des débuts laborieux, s'est enfiévré soudain de folie collective et brownienne, de mouvements convulsifs, hystériques et littéralement renversants. Se dessine d'ailleurs, à l'aune de cette biennale, une sorte de ligne de tension artistique traversant les œuvres de Platel, L'Explose, O'Connor ou les meilleurs moments de Jan Lauwers. Celle d'une danse réconciliée avec le dispositif scénique et parvenant à inclure, dans des formes proprement chorégraphiques, son "dehors" : l'inconscient poétique et la trivialité chez O'Connor, la blessure psychiatrique chez Platel, le rituel et l'érotisme avec L'Explose... Contre les facilités multimedia ou pseudo pluri-artistiques, contre la naphtaline de Nacho Duato gesticulant comme si rien ne s'était passé depuis le Lac des cygnes, contre les éructations gratuites et sanguinolentes à l'adresse d'un espace scénique soi-disant ringard, vive la danse qui met en danger ses propres formes, les expose et les transforme au frottement de son envers, tremble et germe de ses propres impuretés !


<< article précédent
Pour aller au ciel, il faut mourir