La Plume au fusil

Livres / L'immense écrivain portugais António Lobo Antunes est de passage à Lyon pour présenter Lettres de la guerre. Ces correspondances, tenues pendant le conflit avec l'Angola, éclairent une période qui n'a cessé de hanter l'homme et son œuvre. Yann Nicol


Tous les écrivains ont, à un moment donné de leur vie, vécu un événement qui s'avère décisif dans la voie qui les mène à la littérature. Pour António Lobo Antunes, né en 1942 dans une famille de la grande bourgeoisie portugaise, le moment clé du passage à l'écrit se situe le 6 janvier 1971 lorsque, jeune médecin, il est enrôlé dans la guerre coloniale que livre son pays à l'Angola. Le souvenir de ces deux années de voyage au bout de la nuit constitue la matière première de son univers romanesque autant que sa matrice puisque le rapport à la guerre, à l'atrocité et à la folie des hommes hérité de cette période se trouve décliné dans l'ensemble de l'œuvre de l'écrivain portugais. De Connaissance de l'enfer, son premier roman publié en 1979, à Bonsoir les choses d'ici-bas, en passant par Le Cul de Juda ou La Splendeur du Portugal, il ne cessera de ressasser, et de sublimer, par le prisme du geste littéraire, ce traumatisme originel. L'importance de cet événement dans l'œuvre d'un des plus grands écrivains contemporains donne une dimension fascinante à Lettres de la guerre, qui est à la fois un objet littéraire de premier ordre, un fascinant laboratoire de l'œuvre à venir et une mine pour mieux comprendre l'univers si labyrinthique de l'écrivain. Les prémices Ces lettres, destinées à sa femme, sont avant tout intimes : ce sont les mots désespérés d'un jeune marié séparé de son épouse et de l'enfant qu'elle s'apprête à lui donner. Certaines missives sont d'une très grande émotion, marquée au fer rouge par l'isolement et l'effroi de leur auteur. L'évocation de la guerre, les descriptions d'un pays qu'elle ensanglante autant que le portrait des hommes qui y participent donnent à voir une réalité apocalyptique, dévastée par l'horreur et l'inhumanité. Mais ces lettres sont aussi le journal de bord d'un homme, psychiatre de formation, qui se métamorphose en l'écrivain génial qu'il deviendra, et cela sous nos yeux, littéralement au jour le jour. Les doutes - "Si je continue à produire des merdes, je me consacrerai à la psychiatrie à temps plein, au lieu de perdre mon temps dans les aventure de l'esprit" - les certitudes naissantes - " Quand je dis "si celui-ci n'est pas bon, j'arrête tout", je me moque de moi-même. Je sais bien qu'il me faudra écrire tant que cette exigence impérieuse m'habitera, quelle que soit la manière et quel que soit mon talent..." - et même certains extraits du roman entamé par Antunes sont ici retranscrits avec la verve qu'on lui connaît. Ce sont là les prémices d'une œuvre majeure, époustouflante par la singularité et l'ambition maîtrisée qui la caractérisent.António Lobo AntunesMardi 19 sept à 19h30À La Villa Gillet


<< article précédent
Mirettes et neurones