Le labyrinthe des passions

Opéra / Une Alcina à la mise en scène controversée, qui laisse les fans de la musique passionnelle de Haendel que nous sommes aussi intrigués que dubitatifs. Luc Hernandez


Il est des premières à l'opéra où l'on se croirait à un match de foot. Après une salve d'applaudissements plutôt mérités adressés à l'ensemble de la distribution, orchestre compris, voilà que les deux metteurs en scène de cette Alcina controversée montent sur scène pour saluer. Et là, c'est le drame : d'un côté des huées qui montrent que ce ne sont toujours ceux qui ont les moyens de se payer une place de spectacle qui ont le goût pour l'apprécier ; de l'autre une partie des gens debout à crier bravo. Nous, on est restés assis à applaudir un travail bien trop cohérent et inspiré pour mériter une quelconque forme de mépris, mais aussi suffisamment agaçant par moments pour retenir notre enthousiasme.Cet obscur objet du délitPlutôt que la traduction naturaliste et plate d'un opéra fantastique autour d'une magicienne amoureuse en costumes d'époque (1735), Jossi Wieler et Sergio Morabito apportent ici une lecture radicalement psychanalytique : ils plongent l'ensemble des personnages dans une pièce immense au bord de l'abandon, trouée en son centre par un immense cadre doré s'ouvrant sur un miroir en trompe-l'œil. Miroir dans lequel passeront les mythes et réalités, fantasmes et désillusions, du petit monde ensorcelé par Alcina au premier plan. Ce décor unique, constamment passionnant à regarder tant il déjoue sans cesse les personnages, opère comme une chambre des délices et supplices : une batterie d'ustensiles, du fusil à l'épée en passant par des chaussures ou ceintures, va servir de fixation fétichiste aux amoureux perdus dans leurs identités sexuelles (travestissements à tous les étages, à commencer par celui des voix, où féminité et masculinité se confondent). L'ensemble, pas très éloigné de l'univers névrotique d'Elfriede Jelinek (Jossi Wieler a d'ailleurs beaucoup monté au théâtre des pièces de l'auteur de La Pianiste), fleure bon le classicisme décadent d'un Visconti fin de vie (on pense à L'Innocent). Jusqu'à toucher au cynisme amoureux d'un Peter Greenaway, notamment lorsqu'Alcina entame son chant désespéré alors que Morgana continue tranquillement de se repoudrer le nez. C'est là que cette production de Stuttgart atteint ses limites : à trop jouer la distanciation et les gimmicks (les Rangers ou l'éclairage au néon), cette plongée psychédélique finit par ne plus être très lisible au premier degré, en même temps qu'elle s'éloigne du cœur passionnel qui habite toute la musique de Haendel. L'ensemble finit donc par paraître assez froid et longuet, malgré l'investissement des chanteurs (mention spéciale à Stéphanie d'Oustrac en Ruggiero, garçonne classieuse et traîtresse). Assez froid aussi du fait de la direction frigide d'Alessandro de Marchi, précise et chichiteuse, incapable de créer un lien passionnel entre fosse et plateau, dénuée de cette sensualité qui transpire heureusement dans chacun des 1001 airs d'amours vengeresses ou vaincues peuplant cet opéra d'amoureux solitaires.Alcina de HaendelÀ l'Opéra de LyonJusqu'au 28 mai


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