Le silence est dehors

Bilan / En 2005, la culture aura fait entendre le chaos du monde en utilisant la sourdine : chuchotements, secrets et contrebandes d'idées auront circulé dans des œuvres qui ont la pudeur d'être politiques sans le revendiquer... Christophe Chabert


Avant d'aller s'enfermer dans notre cagibi culturel, ouvrons grands les yeux sur cette année 2005 qui s'achève : les émeutes en banlieues, la constitution européenne retoquée, les attentats à Londres puis à Charm el-cheikh, les inondations en Louisiane... Voilà pour ce qui a fait du bruit, mais il y avait aussi, en bruit de fond, celui des bombes qui continuent à sauter en Irak et l'agonie silencieuse d'un pape, d'un souverain monégasque et d'un chef d'état arabe, alors que se profile à l'heure où nous écrivons son honteux remake avec un Président algérien. Autant d'événements qui se tiennent dans une étrange solidarité, crépuscule d'une pratique politique qui s'écroulerait comme un château de cartes sous la pression conjointe d'une nature maligne et d'une atomisation du monde en groupuscules de tout ordre. Personne ne sort indemne de cette année 2005 : à chaque démonstration de puissance son revers de fragilité, à chaque coup de clairon son écho brutal, et cette musique-là devient habitude, refrain trop connu pour vraiment faire encore événement. Un exemple, en notre beau pays : on vote contre une constitution sourde, et on fête ensuite en fanfare ce retour à la démocratie populaire, ce coup de klaxon dans les tympans des élites. 6 mois après, on n'entend plus que le disque rayé des stratégies politiciennes, et en définitive les extrêmes (gauche roublarde et droite rassie) ne font même plus vraiment scandale. Qui a parlé de victoire ?Profil bas...Comment ce bruit du monde a-t-il transpercé la carapace de la culture ? Eh bien, en sourdine, justement... On pense ici à la géniale série Lost, qui inventait une utopie magnifique : la possibilité d'une île où les stéréotypes, les attirances et les répulsions se fondraient dans une communauté réunie par le souvenir d'une catastrophe partagée hors champ. Pas question d'oublier d'où l'on vient ni qui l'on est, mais impossible de se définir comme on le faisait "avant" : "Lost", cela veut dire que ces gens-là sont perdus dans un grand nulle part, mais aussi qu'ils ont perdu quelque chose en chemin. Dans la série se fait entendre ce qui fut le grand gimmick sonore de l'année culturelle : un chuchotement constant qui trahit à la fois le secret enfoui et l'état de flottement post-traumatique. David Cronenberg le sait depuis longtemps, depuis Crash précisément où ses accidentés de la route s'exprimaient d'une voix à peine audible. Mais dans A History of violence, les murmures de Viggo Mortensen n'ont plus de véritable motif ; on ne saura jamais pourquoi le tueur froid s'est métamorphosé en père de famille modèle. Le chuchotement est la seule trace d'un trouble tangible dans l'univers tranquille de cette Amérique assoupie. L'intrus, paradoxalement, serait alors celui qui veut passer inaperçu, disparaître, se faire oublier. Dans La Guerre des mondes, ce chef-d'œuvre glacial, le citoyen désespéré incarné par Tim Robbins se fera buter parce qu'il l'a ouverte un peu trop fort, faisant ainsi entrer la menace dans le foyer de fortune où il s'est réfugié. Dans Match Point, Chris aussi choisit le chuchotement pour arriver à ses fins, et ce sont les cris d'hystérie de sa maîtresse qui risquent de le trahir ; une fois éliminée, il continue à dialoguer à mi-voix avec les fantômes qui hantent sa conscience, comme si Woody Allen montrait les deux côtés de ce profil bas : à la fois (conscience du) crime et (crainte du) châtiment.Chapeau bas !Il va de soi que toutes ces œuvres-là sont profondément politiques (et on pourrait ajouter d'autres exemples à la liste - avant d'en prendre un dernier, définitif - comme les fables cruelles de Kim Ki-duk, le théâtre dépressif d'Emmanuel Meirieu, le folk engagé de Conor "Bright Eyes" Oberst). Mais, à l'exception de Spielberg, qui transforme son film catastrophe en film de toutes les catastrophes, aucun ne "se la joue" politique. Au contraire, la modestie de la série B, du marivaudage tragique ou du conte d'aventures mainstream qui leur servent d'écrin rappelle cette évidence : la politique, ce n'est pas un "message", mais bien un "esprit". Chuchotement encore : face aux grands discours assourdissants des éditorialistes, les artistes ne disent pas leur nom, adoptent à leur tour un profil bas, une élégante discrétion. L'exemple définitif de cette esthétique de la disparition, on l'avait sous le nez depuis des années mais, couillons que nous sommes, c'est seulement en 2005 qu'on l'a vraiment découverte. Et c'est encore la télé qui nous l'apporte sur un plateau d'argent ! En cinq saisons exceptionnelles, David Chase et ses scénaristes auront fait le tour des questions politiques contemporaines dans leur saga triviale et sublime d'une famille de gangsters italo-américains. Avec Les Soprano, la lutte des classes contre la loi du sang, le crime comme élément constitutif de la démocratie, les rapports conflictuels entre éthique et morale et, surtout, la violence la plus sauvage planquée derrière les rituels du quotidien familial, les belles bagnoles et les sapes immaculées, tout cela n'a jamais paru aussi limpide et aussi fort. Ou, devrait-on dire, n'a jamais sonné aussi juste, au milieu d'un tumulte médiatique et politique qui ne cesse d'accumuler les couacs...


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