Cronenberg, la chair et l'effroi

Rétro / Sortie de A history of violence et rétrospective à l'Institut Lumière : novembre à Lyon sera placé sous le signe de David Cronenberg, cinéaste canadien obsessionnel passé du statut de petit maître du cinéma d'horreur à grand maître du cinéma tout court. Christophe Chabert


Une des choses les plus remarquables dans A history of violence, c'est son caractère juvénile. David Cronenberg, son réalisateur, a pourtant 62 ans, dont plus de trente passés à tourner des films (17 au total). Il n'est pas interdit de comparer cette jeunesse retrouvée avec celle d'un autre grand cinéaste qui, sur le tard, signa un film cinglant sur la violence et son ambivalence dans les sociétés contemporaines : Kinji Fukasaku et son Battle Royale. Quitte à faire de l'histoire comparative, précisons que Cronenberg commence son activité cinématographique en même temps que Coppola, Cimino, Scorsese et Lucas, dans les provocatrices années 70. Eux œuvrent dans les coursives d'un Hollywood déliquescent dont ils rêvent de piller les caisses, tandis que Cronenberg n'a que les maigres fonds de la loterie canadienne pour produire ses premiers films, et ses stars à lui ne sont que des "porno stars". Entre Toronto et Montréal, le cinéaste va mettre en chantier les séries B horrifiques qui vont d'abord faire son renom, ou plutôt son encombrante réputation. Hollywood ne lui ouvrira ses portes que beaucoup plus tard, en 1983, pour aller rejoindre le peloton des cinéastes qui, à l'époque, se font les dents sur les romans de Stephen King (Dead Zone, son film "le plus mainstream" dixit Cronenberg lui-même).Le désir contagieuxDes séries B, Frissons, Rage, Chromosome 3 et Scanners ? Disons plutôt les premiers jalons bruts de décoffrage d'un œuvre obsessionnelle qui s'amplifie de films en films, trouve très vite ses thématiques et met plus de temps à trouver sa forme, avant de la faire voler en éclats dans un élan cinématographique stupéfiant. L'obsession première, c'est de filmer le désir comme une maladie contagieuse. Cronenberg, ancien étudiant en médecine, s'intéresse aux troubles humains dans leurs manifestations les plus physiques : virus entraînant un déchaînement de sauvagerie (Rage), procréation monstrueuse sous l'effet de la colère (Chromosome 3), parasite phallique transmis par contact buccal provoquant une brutale envie de partouzer (Frissons) ou règlement de comptes père/fils à coups de têtes explosées par télépathie (Scanners). Cette horreur-là, que Cronenberg pousse aux confins du gore, est néanmoins toujours métaphorique : elle renvoie à la politique dans Frissons et Rage, à la métaphysique dans Chromosome 3 et Scanners, films plus doux (si on peut dire) et mélancoliques, qui ne reprennent les bases du cinéma de genre (suspense et scènes chocs) que pour plaire au public des drive-in. Le fond, lui, est incroyablement dérangeant. Mieux, 20 ans plus tard, il brise encore certains tabous.Le corps et l'outilLe succès de Scanners permet à Cronenberg d'envisager une autre échelle de production. Juste avant d'aller tourner Dead Zone, il se fend cependant de son premier grand film manifeste : Videodrome. Un patron de chaîne câblée spécialisée dans la pornographie et la violence découvre par hasard un programme venu d'Indonésie, Videodrome, qui n'est qu'une suite de tortures ultra-réalistes. En enquêtant pour en trouver les auteurs, il s'aperçoit que ce programme arrive en fait de Pittsburgh et que les victimes ne simulent pas devant la caméra. Loin d'être une dénonciation facile des snuff-movies, Videodrome est en fait un film théorique et visionnaire sur le devenir de la chair au temps de l'image dupliquée. Cronenberg y expose ce qui sera son credo dans ses œuvres suivantes : l'alliance entre la chair et la machine. Cette fusion réclame des outils : le "télépod" dans La Mouche, les instruments chirurgicaux pour mutants dans Faux-Semblants, les machines à écrire monstrueuses du Festin Nu, les voitures sexuelles de Crash ou les game pods organiques d'eXistenZ sont autant de matérialisations de cette "nouvelle chair" réclamée dans Videodrome.La chair est triste (et drôle aussi)Pour qu'il y ait "nouvelle chair", il faut qu'il y ait chair tout court. Revoir les films de Cronenberg, en plus de leur immédiateté spectaculaire, c'est aussi y croiser des acteurs magnifiques et magnifiés. James Woods dans Videodrome, Christopher Walken dans Dead Zone, Jeff Goldblum dans La Mouche, Jeremy Irons dans Faux-Semblants, Peter Weller dans Le Festin Nu, Ralph Fiennes dans Spider et aujourd'hui Viggo Mortensen dans A history of violence : tous trouvent chez le cinéaste leur meilleur rôle, et tous y sont simplement excellents. Car le cinéma de Cronenberg est un cinéma d'émotions franches, qui n'a peur ni des larmes ni du rire. La Mouche, Spider et Faux-Semblants sont de vraies tragédies contemporaines ; quant à Crash et Le Festin nu, deux de ses plus grands films, derrière leur imagerie provocatrice se cachent de vraies comédies (les dialogues chez Cronenberg sont toujours pleins d'une savoureuse ironie).Autoportrait en sanguinaire repentiAvec Faux-Semblants, Cronenberg gagne enfin sa respectabilité critique et publique. Mais le malentendu recommence : ceux qui le voyaient comme un pilier du cinéma fantastique l'accusent de traîtrise et le taxent d'intello ; les autres le suivent aveuglément jusque dans ses rares écarts (le raté M Butterfly), sanctifiant trop vite un cinéaste lancée dans une recherche risquée (Crash, à ce titre, est son film le plus audacieux, et pas que par son sujet). Du coup, A history of violence est une commande (il devait faire Basic Instinct 2, avant que la tache n'échoie à John Mac Tiernan, autre maudit d'Hollywood) qu'il transforme en discret autoportrait. Comme pour La Mouche, où il parlait du cancer de son père, Cronenberg se dépeint ici en artiste accompli obligé de faire couler le sang à nouveau pour espérer tourner la page une bonne fois pour toutes. Comme son héros, il le fait avec une placide maestria. Et à l'inverse de Fukasaku, il n'aura pas attendu le crépuscule pour s'offrir ce beau retour en grâce !Rétrospective David CronenbergÀ l'Institut LumièreJusqu'au 4 décembre


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