Chéreau, littéralement

Théâtre & Cinéma / Après un été lyrique à Aix-en-Provence, Patrice Chéreau revient au cinéma avec Gabrielle, son 9e film, et repart en tournée pour lire Guibert et Dostoievski. Et si, derrière l'homme de scène devenu cinéaste, se cachait un authentique passeur de mots et de récits ? Christophe Chabert


Il le dit encore aujourd'hui : le théâtre n'est plus pour lui. Et cela fait longtemps que Patrice Chéreau le répète. Même si sa création de Phèdre avec Dominique Blanc en 2003 a été acclamée comme un des plus grands spectacles montés sur les planches ces dernières années, Chéreau veut qu'on le regarde comme un cinéaste. Quand il y revient, sur ces planches qui ont assuré sa gloire comme metteur en scène d'abord, comme directeur ensuite, du TNP à Villeurbanne aux Amandiers de Nanterre, c'est avec un texte à la main et lui comme seul interprète : ceci n'est pas de la mise en scène. Pourtant, le texte, il le connaît presque par cœur, capable de le laisser sur la table et de le faire vivre comme le meilleur des tragédiens. Il lit Dostoievski et Guibert, des monologues littéraires : ceci n'est pas du théâtre car Chéreau est "de la vieille école" comme il le dit lui-même. "Je pense qu'au théâtre, on monte des pièces de théâtre".

"Restez !"

Et au cinéma, visiblement, on adapte de la littérature. Dès son premier film, La Chair de l'orchidée avec Charlotte Rampling, Chéreau s'inspirait d'un polar de James Hadley Chase. Par la suite, il gardera presque exclusivement un matériel littéraire comme base de ses projets : de Dumas (La Reine Margot) à Philippe Besson (Son frère), de Kureishi (Intimité) à Tchekhov (Hôtel de France) et aujourd'hui Conrad (Gabrielle, son dernier film, est tiré de la nouvelle Le Retour), Chéreau s'appuie sur le roman pour filmer de la fiction. Mais cette origine est souvent malmenée : dans Intimité, il mixait plusieurs nouvelles d'Hanif Kureishi ; dans Gabrielle, il conserve la trame et l'époque du récit de Conrad, mais fait réécrire tous les dialogues, pour inventer "un style assez écrit, assez soutenu, mais qu'il fallait parler". Un texte qui parfois vient s'inscrire à l'écran et même, lors d'une séquence paroxystique, se substituer au dialogue. "Tout est venu de la dernière phrase de la nouvelle : "Il ne revint jamais". Je n'ai pas d'autres moyens de donner cette information au spectateur que de l'écrire. En l'écrivant, je lui donnais cette brutalité-là. Après, j'ai su que ça ne pouvait pas être la seule chose que j'écrirais, que je devrais écrire "Le jeudi d'avant" et "Le lendemain matin" pour définir des temps ; ensuite, j'ai pensé à écrire des répliques. Je pense à celle-ci qui me plaît beaucoup, quand il lui dit "Restez !". Il la rattrape à la porte d'entrée, ils se battent, et il hurlait littéralement ce "Restez !". Il y a un fortissimo d'orchestre à ce moment-là qui remplace ce cri." Dans cette scène, peut-être à son corps défendant, Chéreau arrive à une parfaite synthèse de tous ses talents : la scénographie de la séquence rappelle le théâtre, l'utilisation de la musique renvoie à l'opéra et l'ensemble est filmé avec cette caméra fureteuse qui autrefois passait pour un besoin compulsif de faire oublier le théâtre mais qui, à force, est devenu un vrai style.

"Au charbon"

Lui-même l'a longtemps cherché. Il raconte l'avoir trouvé sur La Reine Margot, quand il a cessé de préparer avec maniaquerie le tournage des scènes pour "inventer le cinéma qu'[il] voulait". Sur Ceux qui m'aiment prendront le train, cette assurance grandit et l'expérience d'Intimité et de l'Ours d'or à Berlin vient consacrer ce basculement. Pourtant, c'est vraiment avec Gabrielle que Chéreau semble vivre pleinement sa pratique de metteur en scène, en revenant justement à la littérature "classique". Car s'il a très vite su tirer le meilleur de ses acteurs ("Ils savent que s'ils jouent avec moi, ils vont devoir fournir, aller au charbon"), il lui a fallu plus de temps pour que "la caméra [lui] devienne naturelle". Cela se sent dans La Reine Margot : un admirable travail de direction d'acteurs, hors des carcans du film historique, mais une certaine gêne avec la reconstitution historique, qui hésite entre décoratif à la Berri et iconoclasme à la Scorsese. Déjà, pourtant, Chéreau mettait en scène du texte avec la caméra : il filme de l'écrit. Avec Ceux qui m'aiment prendront le train, le texte (de Danièle Thompson) était faible et la mise en scène excessive ; pour Intimité, c'est peut-être la distance à la langue (anglaise) de Kureishi qui posait problème et poussait Chéreau à souligner par le ballet des corps saisis dans l'acte sexuel ou le speed urbain son thème de prédilection (flux et reflux du désir, sa boîte de prod' s'appelle, comme par hasard, Love Streams...). Revenu sur ses terres (une France très "tchekhovienne", un décor clos qui pourrait être une suite de "tableaux" de théâtre, des corps qu'il connaît bien - Huppert, qu'il n'a pourtant jamais dirigée, Gréggory, avec qui il a beaucoup travaillé...), Chéreau peut jouer de la caméra comme on écrit des notes dans les marges d'une page. Tout fait sens alors, le moindre mouvement d'appareil dit quelque chose de plus (ou de mieux) que le scénario... Gens de Paris Est-ce un hasard si Chéreau, cinéphile invétéré, ne cite pas vraiment un film comme influence majeure de Gabrielle, mais une œuvre hybride : le beau Gens de Dublin de John Huston, adaptation ultra-fidèle et pourtant singulière de James Joyce. "Le lien entre Gabrielle et ce film, c'est le rapport à la nouvelle de base, et le lien entre les deux nouvelles entre elles" commente-t-il. Comme s'il avait voulu rendre hommage à Conrad, Joyce et Huston dans un même geste artistique... Plus vraiment metteur en scène de théâtre, donc ; parfois un peu trop cinéaste, aussi ; et si Patrice Chéreau était en fait un simple passeur de récits, qu'il offrait sur scène et à l'écran dans leur beauté et leur actualité, comme Vilar le rêvait pour le théâtre populaire ?


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