Deux cents ans d'histoire

Théâtre / Avec Les Oranges, Aziz Chouaki signe une introspection brillante dans l'Histoire de l'Algérie, une fable cinglante et drôle qui a l'énergie de ses ambitions. Dorotée Aznar


1830-2000. Près de deux siècles d'Histoire appréhendée par la petite lucarne, le quotidien, le banal. Les Oranges commence sous le soleil berçant d'interminables parties de football, des belotes qui se suivent et se ressemblent. Aziz Chouaki écrit la masse indisciplinée, la violence et le sang : "L'Algérie, c'est pas la Suisse". Au cours du voyage, on croise Isabelle Eberhardt et Albert Camus, on goûte la "longue sodomie sidérale" au bras de Ben Bella ou de Boumediène. Chouaki livre un univers brutal et incorrect, comme sa langue, mélange de français et d'algérois, maladroite parfois mais cinglante toujours. Avec cette pièce, Marie Fernandez signe sa première mise en scène et frappe juste. La scénographie, réduite à son expression minimale, laisse toute sa place au texte. Quelques fruits sur le sol pour la couleur locale, un fusil pour la guerre en toile de fond, rien de plus mais rien ne manque. Place au texte, riche ou excessif, toujours excessivement drôle, qui se déploie comme un flot continu et se déverse sans fin. Et c'est peut-être finalement le silence qui manque cruellement, le silence de la maturité, celui de ceux qui savent déjà. Une faiblesse qui ne doit pas faire oublier que Les Oranges est une pièce courageuse, qui rend aux Algériens leur Histoire.Paradis perdu ?De la colonisation et de la guerre d'Algérie, ironiquement événementiels, ne restent que des bribes, l'emprunte des pieds noirs que le sable a déjà effacée. On admirera cette juste distance, la délicatesse des litotes et la finesse des murmures. L'auteur parle de son peuple, de la terre qui l'a vu naître, celle-là même qu'il a quitté en 1991 pour échouer sur celle-ci. Une histoire d'amour et de haine, de paradis perdu. Il était une fois une balle logée dans une orange, la première balle, qui se transforme en conte sur l'amour, la violence et la domination, en fable dorée à ce soleil d'Alger qui lui donne son sourire distant, plein de soumission ou de révolte. L'auteur n'épargne personne, en quête de la vraie réconciliation, celle de l'Algérie avec elle-même. Sur la scène, deux personnage se reniflent, se toisent et s'affrontent : l'Algérien et la France. La France c'est Céline Poncet, visage figé et arme au poing : l'allégorie et l'écho, le passé et l'avenir. Et il y a Mohamed Brikat, l'Etoile d'Alger. Sur tous les fronts, il habite toutes les époques, tenté par le FLN ou charmé par les chants nationalistes, tantôt révolutionnaire, tantôt islamiste, bientôt résigné. Grandiose dans ses emportements, il se révèle un peu moins convaincant dans le registre de l'émotion. Maîtrise parfaite du corps et du texte dont les ardeurs se révèlent ardues à l'usage, il force néanmoins un respect admiratif. Les Oranges doit aussi son incomparable charme à cette interprétation magistrale.Les Oranges, au théâtre de l'Elysée du 15 au 18 juin


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