L'éclat Vania

Théâtre / Julie Brochen adapte Oncle Vania en donnant au texte de Tchekhov un dynamisme qu'on n'avait pas entendue depuis longtemps, dynamisme relayé par une troupe d'acteurs au sommet. De toute évidence, un des spectacles de la saison. Christophe Chabert


À force de voir des adaptations pantouflardes de Tchekhov, on en était presque venu à prendre en grippe le dramaturge russe. C'est la première des qualités d'Oncle Vania monté par Julie Brochen : rendre à Tchekhov sa pertinence et son urgence, et rappeler à quel point il est un scénariste et un dialoguiste de théâtre exceptionnel. C'est par exemple ce qui manquait à Planchon pour Le Génie de la forêt, ce sentiment d'universalité et d'immédiateté qui aurait évité au spectacle de tenir le public à distance... La comparaison est d'autant plus facile à effectuer qu'Oncle Vania est la version achevée du Génie de la forêt : mêmes personnages, mêmes situations, mêmes enjeux... Seule la fin change ; et celle d'Oncle Vania est d'évidence supérieure dramatiquement, même si moins spectaculaire et moins séduisante intellectuellement. Pièce de la maturité bien sûr, maturité surtout liée à une plus grande exigence formelle, une langue qui se déploie magnifiquement et que Julie Brochen parvient à sublimer dans son adaptation.Violence des échanges en milieu tempéréElle est certes aidée par la traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan, qui savent mieux que quiconque rendre aux auteurs russes la modernité que des traducteurs trop ou pas assez zélés avaient ensevelie sous une joliesse poussiéreuse. Mais c'est toute la mise en scène qui contribue à mettre le spectateur en contact avec la vie qui s'agite sur le plateau. Dès l'introduction, on est saisi par la violence des échanges, l'amertume des sentiments exprimés et la frontalité du langage employé. Pas besoin d'alibi scénographique contemporain : on croit immédiatement à cette langue-là comme étant celle de ces petits-bourgeois russes à la fin du XIXe, on y croit parce que les émotions qu'elle véhicule ont besoin de sortir comme elles viennent, trop longtemps compressées, corsetées, muselées par les convenances, la peur, la honte, le scrupule. C'est le génie de Tchekhov : inventer la forme qui exprimera au plus près les soubassements de l'histoire racontée, même si cette histoire est faite d'ennuis, de surplaces et de ratages. C'est peu de dire que Brochen a compris cette dynamique-là, et c'est pour cela que le spectateur comprend à son tour mieux que jamais le lieu d'où Tchekhov parle : les instants suspendus où les vies peuvent basculer, où la vérité des êtres est prête à éclater au grand jour. Le réalisme du spectacle n'est pas un réalisme platement psychologique, c'est un réalisme beaucoup plus profond, un réalisme affectif. Jeanne Balibar, qui joue avec son habituelle élégance grave Éléna, femme trop jeune d'un professeur trop satisfait, statue du commandeur d'une maisonnée figée dans ses inquiétudes, le confirme : "Le texte est très formel, très cubiste, très déconstruit, écrit comme du Satie, comme une partition musicale. Et justement, c'est en s'attachant à cette forme, à ce qui rend les choses représentables et pas bassement psychologiques que l'on trouve le cœur de l'humanité qu'il y a dedans".Alchimie de la réactionMais Oncle Vania n'est pas qu'une relecture fidèle qui révèlerait la vanité de beaucoup d'autres adaptations de Tchekhov; c'est aussi un formidable travail de troupe, au sens le plus exact du terme. Brochen aime à dire que les personnages de Tchekhov "réagissent", et on sent que le travail avec les acteurs a consisté surtout à construire les conditions de cette réaction sur le plateau. Il y a dans la mise en scène l'impression d'une spontanéité permanente face au texte, dont Brochen explore le sens par les intensités de jeu des acteurs. "Julie ne sait jamais à quoi va ressembler ce que l'on est en train de faire, explique Balibar, elle a envie de le découvrir au fur et à mesure. D'autre part, elle ne s'intéresse jamais à ce qui n'est pas intéressant : les rapports de pouvoir, le décorum, l'anecdote. Cela ne la concerne pas." Etonnant en effet comme le spectacle semble ne jamais regarder ailleurs que vers cette petite communauté dont les amours et les haines se choquent avec une brutalité feutrée, avec drôlerie ou avec cruauté, jusqu'à l'explosion bouleversante du quatrième acte et la déchirante confession d'Oncle Vania, moment d'une force théâtrale comme on en voit peu, porté par un exceptionnel François Loriquet. Un court instant, on n'est plus au théâtre, on est avec les personnages, avec leurs tourments. Oncle Vania réussit donc ce miracle d'une parfaite alchimie entre un auteur, une metteur en scène et des acteurs (on n'a pas encore cité la composition décisive de l'immense Jean-Paul Roussillon dans le rôle du vieux professeur Sérébriakov, pétri dans son égoïsme). Des acteurs familiers du travail de Julie Brochen (tous ou presque ont déjà joué dans une de ses précédentes pièces) qui ici se dépassent pour donner corps, vie et fougue à un texte soudain transfiguré. La formule est un peu éculée, mais si vous ne devez voir qu'un spectacle cette saison...Oncle VaniaD'Anton Tchekhov, mise en scène Julie Brochen, avec Jeanne Balibar, François Loriquet, Jean-Paul Roussillon. Durée : 1h50.Au Théâtre de la Croix-Rousse jusqu'au 19 avril.


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