Eastwood, le maître

Le film / On voyait en Mystic River un accomplissement dans l'œuvre de Clint Eastwood ; Million Dollar Baby, chef-d'œuvre d'autant plus impressionnant qu'il tarde à se dévoiler comme tel, prouve qu'un grand maître n'a jamais dit son dernier mot. Christophe Chabert


Il faut avoir atteint une souveraine sérénité créatrice pour réussir un film comme Million dollar baby. À la sortie de Mystic River, Clint Eastwood posait modestement en artisan réunissant des compétences autour d'un projet, puis en chef d'orchestre se dévouant entièrement à la musique qu'il dirige, partition qui ne porte pas sa signature mais sur laquelle plane son ombre. Mystère de ce cinéaste qui revendique son classicisme épuré dans une époque de bruit, de fureur et d'accélérations ; mystère d'un homme qui aujourd'hui incarne dans le cinéma une certaine noblesse humaniste, honnête homme pascalien dont la légende n'a plus besoin d'être écrite et à laquelle il rajoute quand même film après film quelques magnifiques paragraphes.La légende de Frankie DunnC'est ainsi qu'Eastwood apparaît dans Million dollar baby : un homme ordinaire dont on raconte l'histoire comme le souvenir mélancolique d'un héros perdu, avant que celle-ci ne sombre dans l'oubli. Cet homme, Frankie Dunn, est un entraîneur de boxe pétrifié par la peur, incapable de conduire ses aspirants champions vers la gloire qui leur tend pourtant les bras. Un loser flamboyant qui n'a jamais cru dans sa famille, qui ne croit plus en lui et plus trop aux autres et qui finit même par douter, lui l'Irlandais catholique, de l'existence de Dieu. Qui raconte son histoire ? Un autre perdant magnifique, Eddie (Morgan Freeman), ex-boxer qui a quitté le ring avec un œil en moins juste avant d'atteindre le sommet. Où la raconte-t-il ? Dans une salle d'entraînement miteuse où les coups s'échangent sans conviction, sinon celle de devoir en partir un jour. Reste à savoir pourquoi et pour qui la légende de l'obscur Frankie Dunn mérite d'être écrite, comme avant lui celle du tueur à gages repenti d'Impitoyable ou du photographe amoureux de Sur la route de Madison.Le temps qu'il fautLe pourquoi arrive dans le film en poussant la porte du gymnase : Maggie, jeune marginale à l'optimisme indestructible, vient demander à Dunn de devenir son coach. "Je n'entraîne pas les filles" lui répètera-t-il longtemps. Elle insiste lourdement. Il cède mollement. Ce jeu de gros chat et de petite souris durera encore le temps que Maggie s'épuise à répéter seule les mêmes mouvements, le temps que Frankie lui distille sans arrêt le même conseil ("Protège ta tête"). Quand finalement elle montera sur le ring, ce sera pour devenir une championne hors catégorie ; quand elle en descendra, le spectateur saura enfin pour qui cette histoire-là a été racontée. Et s'avouera, en essorant son kleenex, qu'il a assisté à un nouveau chef-d'œuvre de Clint Eastwood. Souverain, le cinéaste l'est d'un bout à l'autre de Million dollar baby. Pendant 45 minutes, on se demande d'ailleurs si le film ne va pas être en dessous des attentes légitimes suscitées par un nouveau Eastwood. Mais le metteur en scène, comme son personnage, n'est pas du genre à se hâter ; il sait que seul le temps peut révéler la valeur des êtres. Million dollar baby sera donc un film-apprentissage, pour Maggie mais aussi pour le spectateur, sommé de ne jamais chercher à aller plus vite que la musique. Million dollar baby est une ballade folk, une virée dans le quotidien de l'Amérique moyenne, ses grandeurs et ses bassesses, dont le dernier mouvement se teinterait d'accords blues déchirants. Lenteur encore, mais aussi refus de la péripétie, du coup de théâtre, du suspense : les matchs expéditifs de Maggie (un round, un coup, un KO) boutent hors de l'espace toute tentation élégiaque. L'héroïsme est ailleurs que dans les combats de boxe : dans la manière de regarder les autres, de leur parler, de les comprendre et, en fin de compte, de les aimer.Une place dans le planCar Million dollar baby est avant tout une sublime histoire d'amour, dont chaque détail porte en lui une richesse morale et humaine qui est celle d'un grand metteur en scène, mais aussi d'un grand sage. La relation qui s'établit entre Franck et Maggie est d'abord celle d'un père pour sa fille (il la fait naître au monde, lui donne un nom, réminiscence de ses origines gaéliques, puis lui transmet un savoir), avant de glisser vers un rapport purement amoureux d'autant plus troublant qu'il ne débordera pas le seuil timide d'un baiser déjà amer. La vérité du film gît alors dans ses détails : Eddie tente de dissuader Maggie de continuer sa carrière avec Franck, conscient de la poisse chevillée au corps de ce meilleur ami à qui il ne peut s'adresser que par des piques vachardes ; Maggie investit l'argent fraîchement acquis à la force de son uppercut dans une maison pour sa famille de ploucs, qui en guise de remerciements lui demande comment ils vont faire pour meubler la baraque ; et quand celle-ci, seule sur son lit d'hôpital, recevra leur visite intéressée, elle trouvera le courage de les renvoyer à leur lâcheté égoïste. Ce qui est beau ici, c'est la place, mouvante mais toujours porteuse de sens, que s'accorde Eastwood dans le plan : plein écran dans l'affrontement borné et viril avec ses deux partenaires ; en retrait sur le perron quand Maggie subit l'humiliation de sa matrone de mère ; et finalement chassée de la chambre par un "Monsieur Dunn" autoritaire et factice, qui grave en trompe-l'œil la complicité et la confiance qui les unira jusqu'au bout. Dans le clair-obscur constant qui entoure ces destinées brisées, se dessine ainsi le portrait d'un homme bon jusque dans ses erreurs, grand même dans ses défauts. Cette voix-off que l'on pensait d'abord illustrative prend alors toute sa dimension. Aux dernières images du film, alors qu'Eastwood met une nouvelle fois en scène sa disparition et son entrée parmi les fantômes, elle murmure, grave et nostalgique : "Voilà quel genre d'homme c'était".Million dollar babyde et avec Clint Eastwood (EU, 2h15) avec Hilary Swank, Morgan Freeman...


<< article précédent
Bloody Sunday à l'Auditorium