Raymond Depardon : Terre et cendres

Raymond Depardon, photographe et cinéaste, poursuit son exploration d'un monde paysan de plus en plus crépusculaire. Christophe Chabert


À peine assis à la table, Raymond Depardon s'enquiert immédiatement des derniers développements autour de Florence Aubenas (dans la journée, les images de son appel au secours ont été diffusées). On lui explique le contenu du message, la référence à Didier Julia, et il rebondit : "Ce sont les Syriens, alors...". Le reporter Depardon se profile derrière ce petit échange, parfait croisement entre ses deux casquettes les plus connues : celle du photographe et celle de cinéaste. La dernière fois qu'on l'avait vu à Lyon, c'était pour parler d'un film de fiction, Un homme sans l'Occident qui, comme c'est souvent le cas quand Depardon s'arrache au pur enregistrement du réel pour en offrir des visions "scénarisées", enthousiasmait moins que ses documentaires. Entre temps, il y a eu le fantastique 10e chambre, instants d'audience, sur quelques prévenus passant devant la chambre correctionnelle pour des délits sans envergure. Et aujourd'hui, le deuxième "chapitre" de Profils paysans, véritable saga autour d'un monde en voie d'extinction.Campagnes, comment ça va avec le malheur ?Le premier volet, L'Approche, tourné il y a cinq ans, faisait figure de retour aux sources pour le cinéaste. Depardon est né il y a 62 ans dans une ferme rhodanienne de Villefranche-sur-Saône. Il "monte" à Paris en 1958 (à l'âge de 16 ans) pour devenir photographe et laisse donc ses racines paysannes derrière lui, à l'inverse de son frère qui reprendra l'exploitation familiale. Double mouvement donc, qui consiste à revenir sur ses terres (pour en tirer un album appelé La Ferme du Garet) puis aller témoigner, ailleurs, de l'état du monde paysan. Un travail amorcé des années auparavant : "À la demande du Pèlerin en 1986, je suis allé dans des régions où les fermes disparaissaient. Et j'ai été surpris de trouver des fermes à l'ancienne avec la toile cirée, je pensais naïvement que ça n'existait plus. Deux ans après, j'ai fait un reportage avec Jean Hatzfeld sur le Lignon pour Libération. Et je me suis dit qu'il fallait en faire un film. Je suis parti sur un désir de constat : constater le réel, le présent." Le projet prendra du temps, Depardon souhaitant faire un film tourné sur 10 ans, mais finalement Canal + donne son accord pour une trilogie, qui débutera par ce qui d'ordinaire est laissé dans le hors-champ documentaire : le moment où le cinéaste tente de convaincre ses "sujets" de se laisser filmer. "D'habitude, on ne montre jamais l'approche, c'est un peu la honte. Pourtant, il n'y a pas de connivence au départ, surtout avec les paysans." Et Depardon de raconter les premières fois où lui et Hatzfeld sont entrés dans des fermes et y ont été accueillis par des chiens où par un fusil de chasse... Le chapitre 2 porte le sous-titre trompeur du Quotidien. Peu de scènes au travail, pas vraiment de moments intimes, plutôt des conversations où revient, comme un leitmotiv entêtant, la question de la succession. Le film s'ouvre sur un enterrement et se termine sur une scène admirable où un des paysans retourne le foin en racontant l'arrivée future d'une femme rencontrée grâce... aux petites annonces du Chasseur français. Entre les deux, c'est l'incompréhension entre les vieux et les jeunes, les premiers étant attachés à un mode de vie désuet, dépassé et impossible à tenir pour assurer leur subsistance, les seconds tentant tant bien que mal de reprendre des fermes en ruine dans des villages désertés. Constater le présent, ici, c'est constater l'incertitude de l'avenir. Même si Depardon se dit "optimiste", il noircit encore le tableau en citant quelques-uns des maux qui menacent ce monde paysan et qui ne sont pas évoqués dans le film, comme par exemple la spéculation immobilière galopante. On comprend dès lors pourquoi il ne se hasarde pas à parler du troisième volet, dont il avoue qu'il "ne sait pas trop de quoi il sera question".Drôle, malgré toutReste qu'on retrouve dans Profils paysans, malgré la relative désespérance de ses enjeux, l'humour constant qui fait la force du travail documentaire de Depardon. Mieux : chez lui, plus c'est noir, plus c'est drôle. On se souvient bien entendu de l'hilarité qui gagnait le spectateur au fil de 10e chambre, véritable comédie humaine faite d'incompétences, d'inconséquences et de grandiloquences. Le regard de Depardon sur ces existences saisies dans leur posture la moins reluisante n'était pourtant ni cruel, ni accablant. Au contraire, il laisse passer l'émotion, la violence, la tragédie... Aujourd'hui, à le voir contempler ce monde paysan qu'il a fui et qu'il récupère à son crépuscule, on ne peut s'empêcher de penser que c'est là qu'il trouve cette lucide générosité. Celle qui lui permet par exemple de filmer les yeux embués de larme d'un vieillard qui dit sa peur de la maladie et son angoisse de la mort, petit homme sans qualité soudain mué en personnage tragique. La carapace fendue, Depardon capte, comme il a toujours su le faire, quelque chose d'universel.


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