Jean-Hubert Gailliot : Gailliot in situ

Jean-Hubert Gailliot, écrivain et éditeur, défend l'idée que l'art, donc la littérature, n'a rien d'un supplément d'âme facultatif, et que la culture n'a d'autre vocation que d'être... contre culture. Yann Nicol


Il n'a pourtant rien d'un agitateur. Ni d'une rock star. Réfléchi, réservé, concentré, il parle avec calme et érudition de ce qui est le terreau même de son existence et de son combat : l'écriture. De son troisième récit, L'Hacienda, il dit que c'est une sorte d'aboutissement : "Ce livre remet en jeu le meilleur des acquis de l'expérience d'écriture précédente. Il présente une structure narrative plus complexe, de sorte que l'espace dans lequel il se déroule est en fait infiniment plus vaste que ce qui est donné à lire. J'aime l'idée d'une partie écrite non palpable, agissant dans les zones souterraines du roman". Un roman foisonnant, inventif dans la forme et dans le propos, qui donne un bon coup de fouet à une littérature française étrangement bloquée à hauteur de nombril. Son héros, Benjy, est un écrivain raté. Terré dans une caserne à la frontière mexicaine, il zappe frénétiquement sur les chaînes de télévision, à la recherche de l' "information", celle qui confirmera ce qu'il redoute : l'imminence de l'apocalypse. Le lecteur est convié au cœur même de cette paranoïa cathodique et, comme Benjy, va suivre un à un les programmes que la télévision diffuse. Un ersatz de télé réalité, une émission sur la déchéance d'une actrice de séries Z (tout droit issue de son deuxième récit, Les Contrebandiers), les théories d'un intellectuel opportuniste sur la clochardisation de la nation, mais aussi cette fameuse Hacienda. Une série où l'on retrouve une clinique psychiatrique dont les patients ne sont autres que tous les héros de la contre culture dont Gailliot se réclame aujourd'hui. (Debord ou les icônes Rock). Un aveu d'impuissance ?"C'est une métaphore radicale de ce qui est arrivé à la contre culture, qui s'est transformée en objet collectionnable, "fétichisable", enregistré, rediffusé, recyclé, parodié, avec une grande puissance de négation de ce que ça a pu porter au moment où l'acte était vif. Et cela finit dans le même dépotoir que tout le reste, rien d'autre que de la culture..."La bibliothèque idéaleUne dimension politique qui ne doit pas faire oublier que le récit de Gailliot est avant tout une réussite littéraire. Cette exigence dans l'écriture, dans la recherche formelle et narrative, est aussi la marque de fabrique de Tristram, la maison d'édition qu'il dirige en compagnie de Sylvie Martigny depuis quinze ans. Une structure qui prend petit à petit sa place avec un catalogue limité en quantité mais incroyablement varié : "L'idée, c'est de mettre en évidence dans un catalogue les liens littéraires qui existent dans ma tête et dans ma bibliothèque". De Laurence Stern à Patti Smith en passant par Mehdi Belhaj Kacem ou Claude Bourgeade, c'est une certaine idée de la littérature qui y est défendue. Une littérature qui vit. Qui bouscule. Qui innove. Qui cherche. Sterne justement, dont l'œuvre irremplaçable, Vie et opinions de Tristram Shandy vient d'être publiée sous une nouvelle traduction, donne à la fois le nom et le ton de cette précieuse entreprise. "Lorsque Sterne écrit cela au XVIIIe, il dissout beaucoup de frontières dont on se rend compte qu'on peut en faire l'économie : les différents registres d'écriture, les barrières temporelles. Après Vie et Opinions..., on ne peut plus considérer la littérature comme une échelle chronologique qui ne peut se parcourir que dans un sens". C'est dans cette tradition littéraire que Jean-Hubert Gailliot s'inscrit lorsqu'il traduit et publie des auteurs comme Arno Schmidt, J.G Ballard ou Maurice Roche. "Le but, c'est de réunir des choses dissemblables mais qui ont une solidarité esthétique très forte. Ces trois auteurs sont incontestablement à rapprocher. Ce sont les vrais héros littéraires, les vrais avant-gardistes. Il y a toujours les vrais et les faux. Eux, ce sont les vrais. Et il faut arrêter de dire que ce sont des bricoleurs". Il insiste également sur la magie de la traduction et l'importance des traducteurs, qui, dans le cas d'œuvres aussi complexes, font un véritable travail poétique, d'écriture, de création. Il irait presque jusqu'à dire que le meilleur écrivain français actuel est...le traducteur d'Arno Schmidt. Cet enfant du rock qui réunit, en exergue de son livre, une tirade de Shakespeare et une chanson d'Iggy Pop semble aussi se souvenir de ce que signifie le mot "provocation". Il n'est décidemment pas nécessaire d'avoir une crête sur la tête pour être un rebelle.


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